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Concarneau, le 3 Juillet

Nuit blanche dans un dortoir trop bruyant ; les auberges commencent à se remplir.
Dès six heures sur le port de pêche. Le marché à la criée n’a pas encore commencé. A quai des hommes déchargent un chalutier. Ils entassent le poisson de haute mer, déjà vidé, mais peu appétissant, dans de gros paniers tractés à l’aide de petites grues. Le poisson est ensuite déversé sur un tapis roulant où des femmes le trient. Elles paraissent lassées, elles ont dû passer ici une bonne partie de la nuit.
Le jour se lève lentement sous le crachin.
Anse de Dinan, le 4 juillet

Le plonge à nouveau dans les fougères gigantesques et gagne l’Anse de Dinan.
En descendant sur la plage, j’ai découvert un foulard indien étendu sur le carré d’herbe froissée d’un nid d’amoureux. Je m’amuse avec ce foulard que je tends au vent, au dessus de mon appareil. Moment d’euphorie. Je repense à ce carnet d’idées que j’avais commencé à noircir quelques mois avant mon départ. J’y inscrivais consciencieusement les sujets à aborder au cours de mon voyage et le type de photo à prendre. Bien entendu, je n’ai jusqu’à aujourd’hui jamais trouvé le temps (ou le courage) de le consulter. L’idée de ne l’ouvrir qu’à mon retour m’amuse.
île de Batz, le 5 juillet

Roscoff : la foule. Je m’empresse d’embarquer sur la première navette en partance pour l’île de Batz. Plaisante traversée au milieu des rochers découverts par la marée. Doux spectacle dans la cabine de pilotage : une jeune fille caresse les cheveux du beau pilote qui, imperturbable, boit sa tasse de thé tout en maintenant le cap.
Sur la côte pelée, au milieu des tas de Goémon, de magnifiques chevaux de trait paissent une herbe rase. Le nord de l’île a un côté sauvage qui rappelle l’île d’Aran, filmée par Georges Combes, parti sur les traces de Flaherty à la fin des années 70. Nerveux à l’idée de retrouver les estivants de l’auberge, je préfère passer la soirée dans une crêperie.
îles de Batz, le 6 juillet

Au bord de la plage, un homme attache ses chevaux à un piquet planté dans l’herbe rase, trois beaux chevaux de promenade pour les touristes ; une manière pour ce paysan de diversifier ses activités, d’oublier cette terre qui ne le nourrit plus. Sa reconversion, dix ans plus tôt, dans la « culture biologique » ne se révélait plus aussi payante. Il ne restait plus qu’à louer les chevaux…
L’île se dépeuple inexorablement. Sept cents habitants en pleine saison, et à peine plus de cinq cents en hiver. « Les vieux préfèrent passer l’hiver chez leurs enfants, sur le continent ». Je traverse l’île en empruntant de petits chemins qui me conduisent au port de pêche. Le temps est à l’orage. La pluie tombe déjà sur le continent. Deux hommes tirent laborieusement du bateau un filet de pêche sous le regard attentif d’un employé aux travaux de modernisation du port.
Port de Carhaix, le 7 Juillet

La brume se lève sur le canal de Port de Carhaix, bordé de gros arbres aux formes rondes. Sur la berge en face, un homme attend le chargement de son camion stationné sous un immense silo d’aliments pour bétail.
Je me réveille doucement dans la voiture du directeur commercial d’une société allemande spécialisée dans la fabrication de portes et de fenêtres en PVC. Il se rend à Pontivy pour suivre un vendeur et l’aider à améliorer sa technique de vente. Moi qui voulais rencontrer des paysans bretons, je me retrouve en tête à tête avec un voyageur de commerce qui tente de me convaincre de l’originalité de « sa technique et de sa dynamique de vente »… Je sens qu’il rode son discours, je ne le trouve guère convaincant.
Nantes, le 8 Juillet

Je vais commettre cette nuit une forfaiture, une entorse au principe même de mon périple, entorse qui me fera passer d’ouest en est, des toits d’ardoises aux toits de tuiles ; une parenthèse lyonnaise pour honorer une promesse faite à un ami.
Dans le patio lumineux à larges arcades italiennes du musée des Beaux Arts, un photographe promène sa chambre noire devant les oeuvres de Jean-François Lacalmontie. Il se découpe si bien sur le mur blanc que je prends un réel plaisir à voler son image vieillotte et désuète. A l’étage, quelques tableaux attirent mon attention, souvent des scènes glorifiant la femme, sa nudité. « Les joyeux ébats » de Paul Chabas, jolis corps de femmes à moitié dévêtues s’amusant dans l’eau, sous une belle lumière.
Villeurbanne, le 9 Juillet

Othmane entre dans l’appartement avec Fadéla, si belle dans sa robe de mariée. Ce soir c’est le mariage religieux en famille, l’acte qui scellera définitivement leur union. La date a dû être avancée pour des cousins qui prennent le bateau demain matin à Marseille pour Béjaïa. Les invités emplissent la maison petit à petit. Les femmes en robe de fête gagnent le salon, les hommes s’installent dans une chambre contiguë, autour d’une table chargée d’assiettes pleines de pâtisseries orientales. Les enfants, joyeux messagers, font la navette, sans jamais se lasser, d’une pièce à l’autre. […]
Le Taleb plie ensuite minutieusement le feuillet et le range dans sa poche. Othmane peut rejoindre Fadéla et lui offrir son cadeau de mariage, une bague qu’il glisse à son doigt sous le youyou des femmes et les cris d’enfants.
aire de Macon-saint-Albain sur l’A6, le 10 Juillet

J’ai décidé de m’installer ici pour la journée et de photographier l’exode estival des vacanciers. En tête, le souvenir d’un long voyage jusqu’en Macédoine à bord d’une voiture surchargée, au milieu de travailleurs émigrés yougoslaves et turcs, partis de France ou d’Allemagne pour des vacances « au pays ». Spectacle insolite et attendrissant de ces familles pique-niquant sur le bord des routes autrichiennes, des enfants bousculant l’herbe trop sage, trop verte des fossés, une mère faisant griller quelques saucisses dont la fumée encrasse un ciel sans nuage. De la couleur et de la vie dans un paysage froid et rigide de carte postale.
Mais aujourd’hui, sous ce ciel instable, il n’y a pas grand monde. Des cars d’enfants en route pour une colonie de vacances dans les Alpes. Des jeunes de la banlieue parisienne rêvant d’Italie. Deux auto-stoppeurs lillois qui descendent dans le sud pour la cueillette des fruits.
Villeurbanne, le 11 Juillet

Passage rapide par Villeurbanne où des youyous nous accueillent dans la famille d’Othmane. Robes traditionnelles et couleurs éclatantes. Le cortège s’allonge, direction le parc de la Tête d’or, lieu incontournable des mariages lyonnais.
J’ai été nommé, quelques mois plus tôt, « photographe officiel » de la cérémonie. Je me sens bien penaud aujourd’hui, au milieu de professionnels de la mise en scène élégante. Je ne fais pas le poids. Photos du couple dans les allées de la roseraie, sur un petit pont, autour d’un puits, ou enlacé au bord de l’étang… J’aimerais m’isoler avec Othmane, Fadéla et la petite qui me destine ses plus belles grimaces… Impossible. Photos de groupes, et de sous-groupes…
La famille entre dans la danse. C’est à qui arrivera à poser seul avec le couple.
Vichy, le 12 Juillet

Le temps s’est couvert. La ville n’est pas celle dont j’avais rêvé. Je la trouve triste à pleurer, hantée par des êtres sans sourire, au visage fermé. Posté devant l’hôtel du parc en cours de restauration, je m’imagine évoquant avec les habitants l’époque du gouvernement de Vichy ; mais sans doute est-ce une période qu’ils veulent oublier. Je ne trouve pas le courage d’engager la conversation. La ville aurait certainement été autre par beau temps et sans cette fatigue qui me cloue littéralement sur place. Je n’aspire plus qu’à trouver un endroit pour la nuit.
A l’auberge, il y a deux Anglais. Étendu sur mon lit, j’entends une quatrième personne entrer dans le dortoir. Un homme qui se présente comme étant troubadour et qui parcourt depuis six ans, les routes de France avec sa guitare.
Bourges, le 13 Juillet

Nous sommes à la veille du 14 Juillet. Renseignements pris au syndicat d’initiative, un feu d’artifice sera lancé dans les quartiers Nord de la ville et un orchestre se produira sur la place de la cathédrale ; je décide de dormir à Bourges. Je rêve de refaire la photo de Doisneau, celle d’un couple d’amoureux emporté par une valse dans une rue de Paris au milieu des années 50.
Après le déjeuner, je me rends à la cathédrale. Quelques photos sans intérêt… Trop fatigué pour attendre la visite guidée de quinze heures, je m’affale sur le banc d’une placette ensoleillée. J’attends quelques instants que le soleil tourne, que l’ombre se porte sur mon banc, et je plonge une bonne heure dans une sieste salvatrice, bercée par les carillons de la sainte cathédrale.
Candé-sur-Beuvron, le 14 Juillet

Roulement de tambours. Le cortège se met en marche. Premier lancé en l’air du drapeau. Cris de joie. Dans la chaleur de la nuit, deux cent villageois franchissent gaiement le pont sur le Beuvron, en chantant à tue-tête « Auprès de ma blonde ».
J’ai dix ans, des souvenirs plein les yeux. Tous ces gamins ivres de joie, leurs regards brillants, leur fascination me remplissent d’un bonheur inédit. J’ai envie de pleurer à chaudes larmes.
Nous traversons le village de bout en bout avant de revenir sur nos pas. Les touristes qui empruntent la route de Blois s’accordent une halte, intrigués par l’insolite cortège.
Lunay, le 15 Juillet

Deux kilomètres de marche sur un plateau sans ombre, au milieu de champs de céréales et de tournesols. Caché au fond d’un vallon, le village de Lunay m’apparaît comme une oasis en plein désert.
Il y a affluence au café. Le boucher en retraite prend un petit verre pour se donner du courage ; cet après-midi, il aide le boucher du village à faire son andouillette. Un cantonnier fait une pause salutaire avant de reprendre un débroussaillage difficile. Un autre client attend simplement la retraite qui viendra compléter sa pension d’invalidité. Sa hanche a lâché un beau jour sans crier garde ; il tient d’ailleurs à me décrire avec force détails l’opération elle-même, et les complications qui en ont suivi… Écoeuré par tant de réalisme, je l’abandonne à son histoire et me réfugie au fond de la salle.
Lunay, le 16 Juillet

Le mari de ma logeuse s’est levé aux aurores pour préparer le levain. Depuis quelques années, il a amorcé une reconversion dans l’agriculture biologique et renoue avec des méthodes de production oubliées. Il me propose un café avant de monter réveiller sa femme. Mais le téléphone sonne. Le premier adjoint veut prévenir madame le maire d’une fuite d’eau inquiétante sur le site du plan d’eau.
Le four à pain vient d’être allumé. Ce matin, comme chaque semaine, des personnes viendront le voir travailler et apprendront à pétrir et à cuire la pâte à pain. Il moud lui-même sa farine dans un local voisin. J’imagine un vieil objet rafistolé et découvre une petite machine simple et fonctionnelle capable de produire deux cent cinquante kilos de farine par jour. Une farine non oxydée (comme c’est le cas, me dit-il, de celle des grandes meuneries) qu’il vend aux boulangers de la région.
Lancieux, le 17 Juillet

Midi. J’arrive à Lancieux avec un couple de retraité. Des housses bleues en plastiques d’emballage protègent les sièges. Une conduite dangereuse aussi, mais pour cause de vieillesse. Je ne peux oublier le regard éteint du chauffeur, ses gestes lents et lourds, sa concentration inutile, irrémédiablement tiré vers ce que l’on appelle pudiquement le quatrième âge. […]
Au détour des virages qui mènent aux Briantais par la départementale, je croise des vaches et leurs petits ; les veaux ont bien forci depuis mon départ en avril. Dans la cour, devant la maison, j’aperçois mes neveux et nièces, Sylvie, Lucie et Pierre-André qui sortent de table. Je siffle… Rien à faire. Je n’existe pas encore dans leur univers, impossible d’attirer leur attention.
Lancieux, le 18 Juillet

Vin d’honneur aux Briantais. Plusieurs centaines de personnes sont réunies. Assise au frais et au calme dans le salon, une grande tante me dit combien ma mère « force son admiration », toujours souriante, toujours pleine de vie, malgré ses soixante ans passés. […] La fête est animée, colorée, bruyante. Je disparais derrière la maison pour me mettre au travail et plonger les invités dans mon décor étoilé. Je commence par les enfants regroupés sur l’herbe, prêts à tout pour participer. Inventifs et naturels, ils s’amusent avec un réel plaisir avec la poubelle. Leurs parents seront plus difficiles à décider. Ils jettent un coup d’oeil curieux sur le décor et le grand dadais qui s’agite autour du périmètre avant de trouver la situation vraiment trop grotesque et de disparaître.
Lancieux, le 19 Juillet

Les chevaux abordent le dernier virage, bruit des sabots et des roues des sulkys sur le sable mouillé… Belle fin de course qui se termine au loin, devant les tribunes officielles. Tout en bas, au bord de l’eau, de petites tâches de couleur, des baigneurs et des estivants pêchent des coquillages, la palourde, la praire, ou mieux encore le couteau… Les chevaux se dirigent maintenant vers nous avant de quitter la plage. Un jockey, le visage couvert de sable mouillé, marche à côté de son sulky, une roue à la main. Les hauts parleurs annoncent la prochaine course. Un tracteur tirant un rouleau compresseur dame la piste ; un bon quart d’heure de bruits d’enfer.
Lancieux, le 20 Juillet

J’ai promis à un oncle de prendre un café avec lui avant son départ. Lorsque je descends, à sept heures, il est sur le point s’en aller. J’apprends par ma tante qu’il vient à nouveau de perdre son emploi. Les ingénieurs ne sont plus épargnés, surtout dans la sidérurgie et le textile. Il doit signer cet après-midi un contrat de formation. Moi qui l’avais trouvé en forme… Les fêtes servent à mieux faire passer les mauvaises nouvelles. J’avais appris le stupide accident d’une tante qui s’était crevé l’oeil avec un sandow et la disparition d’un ami très cher de mes parents, emporté par une crise cardiaque.
Matinée inhabituelle à Lancieux, pas de rosée, pas un souffle d’air, le moindre effort me fait transpirer… Un temps méditerranéen. Après le repas, je retourne m’allonger, mon sac est prêt, posé au pied du lit. Je resterais bien une journée encore, même s’il faut pour cela bâcler un retour à Paris qui ne me semble déjà plus qu’une formalité.
Je me décide pourtant à partir. Vincent, rollers aux pieds, m’accompagne jusqu’à la ferme des Coupard. Il m’a aidé ce matin à confectionner la carte du jour, celle que j’envoie à Maïla tous les jours depuis mon départ. Aujourd’hui, j’ai arraché la couverture d’un livre pour enfant, « Oui‑Oui part en voyage », et écrit au dos. Hier, il m’a vu envoyé un bout du voile de la mariée dans une belle pochette… Pour Vincent, c’était du rêve. « Comment elles te viennent les idées ? ». Je lui explique qu’il est lui‑même plein d’idées, qu’il lui faut seulement « les trier sans tenir compte du regard des autres ».
Ivry-la-Bataille, le 21 Juillet

Dernière voiture de la journée, celle de l’ancien boucher d’Ivry-la-Bataille, un homme fatigué. En 1988, à la suite d’une opération du coeur, il avait dû fermer boutique, sans trouver repreneur. Impression de tristesse en le quittant devant sa boutique vide, au dessus de laquelle il habite encore. Comme une petite mort.
Dernière nuit au calme, dans un gîte d’étape : un moulin sur une île, un lieu rêvé pour préparer mon entrée dans Paris. Je passe la soirée avec les autres occupants du gîte, une famille installée ici depuis janvier, le jardinier d’un magnat de la presse, un milliardaire aux désirs toujours plus extravagants.
Paris, le 22 Juillet

M° Charles De Gaule. Un homme s’est assis en face de moi, un vieil homme noir au chapeau melon gris et à l’écharpe rouge nouée autour du cou. Un homme qui passe ses journées sur l’esplanade du Trocadéro où les touristes l’immortalisent entre deux sculptures dorées. A ses pieds ses affaires, le sac renfermant son trésor, sa collection de photos.
Tolbiac. De nouveau l’air, la lumière du jour. La rue, le porche de l’immeuble, la cour, les escaliers, et derrière la porte Maïla impatiente, excitée… enfin soulagée.
J’attendrai quelques jours avant de refaire surface, prendre des nouvelles des amis, me réacclimater à Paris, au son insupportable qu’émet la radio. Au dessus de mon cher bureau, dans un livre de la bibliothèque, je retrouve le portrait de Jacques Tati. Je suis bien. La nuit sera étoilée…