Sommaire
Maintenon, le 14 avril

La grand-mère de Philippe m’accueille sans surprise dans sa modeste demeure. Autour d’un bol de café, elle me raconte, sans préambule, toute entière tendue vers le passé, son enfance heureuse sur les côtes bretonnes. Elle avait été placée à treize ans, juste avant guerre, chez des “patrons” à Saint-Brieuc. Quand elle a pu, elle est “montée à Paris”.
A travers l’objectif de mon appareil, je découvre que Philippe a hérité ses yeux rieurs et sa joie de vivre. Je la quitte, ému par cet accueil, cette chaleur, mais bouleversé par ce que j’ai cru entrevoir au cours de notre conversation, et qui panique ses proches : “Mémé débloque, elle perd la tête…”. Cette terrifiante déchéance intellectuelle qui m’avait bouleversé dans “Histoire de ma mère” de Yasushi Inoué.
Angers, le 15 avril

Début de l’embargo aérien sur la Libye. Comme tout me semble loin, le tourbillon parisien comme les tragédies internationales.
Petit déjeuner copieux, puis série de portraits : la femme de chambre, les cuistots et surtout mon chauffeur allemand dont le visage m’inspire. Curieux de voir le travail du père d’un ami, architecte des monuments historiques, je préfère la visite du musée David d’Angers à la découverte des tapisseries de l’Apocalypse. Nous nous quittons.
Cadre spacieux, lumineux et sobre renfermant les œuvres d’un sculpteur, homme d’état, d’arts et de lettres, artiste académique… Absence de grâce et de légèreté. Je regrette mon choix.
A midi, une envie : la bibliothèque, je me lance à la recherche d’ouvrages photographiques de Bernard Plossu et d’Arnaud Claass. C’est Hervé Guibert qui m’apparaît alors. Attirance saine ou malsaine pour cet auteur, son écriture, ses photos et ce journal intime filmé en V8 qui m’a troublé l’hiver dernier. Sa villa de l’île d’Elbe, avec ses murs défraîchis, n’était pas celle que j’avais imaginée. Je la voyais toute entière inondée de lumière blanche, comme me le suggéraient les photos de sa chambre que j’avais vues à Paris. Lors de conversations téléphoniques, filmées avec complaisance, il voulait se montrer parfait homme d’affaires, gérant à merveille ses placements. Pourquoi ? Pour offrir ensuite ces quelques images d’enfance, les rires et les cris muets d’une famille heureuse filmée à bord d’un voilier par son père… L’innocence retrouvée.
Rennes, le 16 avril

Je suis descendu sur Rennes pour photographier les vases, carafes et flacons de parfum que ma soeur Sandrine exposera en juin. Une explosion de couleurs, de gaieté et d’originalité comme tout ce qu’elle fait, alors que chez moi tout est gris et parfois inutilement torturé… Secret espoir de jouir de la profondeur, cesser d’effleurer seulement la surface des objets et des êtres.
Pourtant, de plus en plus, j’ai en moi le désir de montrer le bonheur, l’enfance, la grâce de la jeunesse, les fêtes de printemps, d’été… une vie moins pesante.
Réel plaisir de photographier toutes ces pièces de verre, jouer avec les fonds, les formes, les couleurs et les reflets. Autant de plaisir que durant l’après-midi avec les peintures du musée de Rennes. J’espère avoir été à la hauteur de la beauté de son travail.
Ce soir, au téléphone, Maïla est anxieuse. Sa voix a perdu l’éclat d’hier, l’euphorie retrouvée après une bonne journée de travail. Triste et désemparée. Dans la cabine, ma télécarte affiche deux unités, puis une, puis un silence d’abandon et de solitude.
Rennes, le 17 avril

Huit heures ce matin, Maïla va beaucoup mieux. Mehdi l’accompagne à l’aéroport où elle s’envole à douze heures. Cinq semaines en Jordanie et en Cisjordanie à étudier les problèmes politiques du partage des eaux du Jourdain et des nappes phréatiques.
Ici, journée bien au chaud, à l’abri de la pluie. Je ne trouve pas le courage de rendre visite à ma grand-tante, qui va sur ses quatre-vingt-dix ans et qui se porte à merveille. Je rêvais de la photographier, de l’écouter discuter de sa jeunesse, de l’entendre parler de sa soeur et de son neveu, mon père. Et je me plonge dans mes souvenirs d’enfance. Une boîte pleine de photos. Je les étale sur le sol et improvise un pêle-mêle, une série de clichés en noir et blanc où les épreuves couleur des deux cadettes ne trouvent pas leur place.
Hier, dans “Le Monde”, j’ai découvert dans le “supplément voyage” consacré à la France, quelques photos de qualité, un semblant de carnet de route. J’ai aussitôt refermé le dossier de peur d’être influencé. De peur surtout d’y trouver ma démarche inutile. Ce matin, je découvre que les textes ne sont pas du photographe, Jean-Paul Favreau, mais de personnes différentes suivant les régions. Cet hiver, j’avais vu son exposition “Blues Outremer”, une errance aux îles du Cap Vert, sur les traces de Fernando Pessoa, l’homme sans illusion, l’inapte à la vie, maladroit jusqu’au désespoir. Je découpe chaque photo du dossier, chacune est habitée par un personnage, une atmosphère, soulignée par une simple ligne “10 août 91, cinq heures et quart sur la route de Carentan”…
Lancieux, le 18 avril

Le vent souffle sans répit depuis la veille sur “Les Briantais”. Hier au soir, j’ai retrouvé la dune et la forêt, plus mutilées qu’à l’automne dernier. En dix ans, la dune a perdu la moitié de son sable et tout son charme.
Ce matin, belle promenade familiale sur la plage de Saint-Cieux. J’aime la côte en cette saison, les longues promenades, l’excitation des enfants enivrés par le vent et le sable, les mots que l’on échange en les regardant courir, les rencontres. Au bord de l’eau, quelques véliplanchistes remontent pour déjeuner. […]
Au crépuscule, grisante séance photo. Une chaussée recouverte de sable et éclairée par la seule lumière des phares de la voiture prêtée pour l’escapade. Rien ne compte plus que ce sable. Mais le temps passe, on s’inquiète de ne pas me voir revenir. De retour, je raconte l’euphorie et rencontre l’incompréhension : ai-je pensé à la batterie qui sera peut-être défaillante demain… Demain.
Lancieux, le 19 avril

Parfum des fleurs de lys au pied de l’autel, visage angélique des deux gamines flottant dans leur aube d’enfant de choeur, élévation du calice, tintement des clochettes, génuflexion… Bientôt la communion. Le prêtre, aidé d’un paroissien à la main raidie, administre l’hostie. Chute malencontreuse du pain béni : le corps du Christ à terre !
Geste preste du fidèle. L’hostie est bien vite mêlée aux autres. Personne n’a rien vu, sauf peut-être cet enfant qui, dans quelques années, pourra à son tour se joindre aux grands, communier avec eux.
Les cloches enfin au-dessus de nos têtes.
Sortie de messe, plaisir de voir les enfants courir dans l’herbe mouillée, un panier au bras, à la recherche des petits nids garnis d’oeufs… excitation, cris de joie, un quart d’heure de bonheur parfait.
Plus tard, à l’heure de la sieste, leurs rêves les ramèneront au jardin pour trouver les derniers oeufs, et aussi dans les champs ou sur la plage, survolés par les cloches.
Après le déjeuner, je descends me promener avec mon frère sur la plage. La mer s’est retirée à perte de vue. Des pêcheurs de coques retournent le sable de la baie. Je m’approche pour discuter avec eux et les photographier. Mon frère s’est mis à l’écart. Je sens à travers ce retrait pudique, une compréhension.
Lancieux, le 20 avril

Neuf heures sonnent au clocher du village. Les premières hirondelles, arrivées durant la nuit, virevoltent dans le ciel azuré, nettoyé de ses nuages. Je quitterai la maison seul, et rejoindrai Saint-Malo à pied dans la journée.
Un café au village et je rejoins le cimetière pour me recueillir un moment sur la tombe de mon père, passer quelques instants avec lui, tenter de lui parler… Quelques minutes plus tard, je le quitte, gêné de n’avoir pu lui dire un seul mot vrai.
Je longe le chantier naval et gagne la plage ensoleillée du Frémur, havre de tranquillité pour les bateaux bercés par le clapotis des vagues, à l’abri des vents du large.
Mont saint-Michel, le 21 avril

Après une bonne douche, je prends la route du Mont-Saint-Michel. Trajet dangereux, conduite inconsciente de ces jeunes qui reprennent leur service dans un restaurant du Mont. Jeunesse fragile, brûlée et dévorée par ce métier.
Je retrouve sur place le Brésilien d’hier, venu en excursion pour la journée. L’Abbaye est fermée depuis une heure. Je regrette de ne pouvoir faire cette visite. Comment rendre la présence du Mont sans photographier le monument, simplement suggérer son existence ?
Chemin du retour, à la nuit tombante, dans la voiture d’Italiens en vacances “express”. Ils ont visité le Mont en dix minutes à peine et cherchent un logement pour passer la nuit. L’auberge ouvre grand ses portes pour les accueillir.
Granville, le 22 avril

Sur le chemin qui mène à Saint-Pair par la côte. Derrière les jardins des employés du Gaz de France, au fond d’un lopin de terre laissé à l’abandon, un homme travaille devant sa cabane. Un serveur. “Vingt-cinq patrons en quinze ans de métier, c’est te dire que je suis instable”, me confie-t-il en jouant avec une tenaille. Je le sens capable à tout moment de me la jeter à la figure. Violence retenue qui se métamorphose dès que l’objectif de mon appareil se pointe sur lui. Son regard s’électrise, un plaisir fou d’exhibition l’envahit.
Saint-Pair. Je viens retrouver ma tante et son mari. Leurs enfants, venus passer les fêtes pascales en famille, sont repartis hier. Je désire discuter avec ma tante des années 50, de ses bourlingues africaines, un Rolleiflex autour du cou… Mais c’est un passé lointain qu’elle ne veut plus évoquer. Ses photos sont remisées à Caen, bien rangées, bien classées dans leurs boîtes, comme mortes…
Balade en fin de journée à travers des rues aux murs chargés de ces mots échangés avec mon cousin, quelques années plus tôt. Je lui avais parlé du bonheur qui s’était installé dans ma vie un soir de septembre avec l’arrivée de Maïla, des mois qui suivirent, les plus beaux, les plus fous. Ces mois de découverte, deux cultures, deux milieux, deux tempéraments si différents ; avant, tout n’avait été que balbutiements.
Sur la plage, au bord de la piscine, des adolescents, narguant les vagues, sautent de rocher en rocher. La nuit tombe.
Cherbourg, le 23 avril

“Sur la centrale de Flamanville, on a toujours la crainte de l’accident nucléaire” m’avoue mon dernier chauffeur. Des hauteurs où il a garé sa voiture, je découvre Cherbourg, le fort du Roule, l’arsenal, le centre ville, la gare maritime, et, en mer, construite sous Vauban, l’immense digue qui protège la rade.
Aujourd’hui Cherbourg est décrétée “ville morte”. Les commerces ont gardé porte close. quatre mille manifestants ont défilé dans les rues et des représentants ont été reçus à Matignon. Cherbourg lutte contre le plan Joxe qui prévoit de centraliser les activités de la Marine Nationale autour de Toulon et Brest.
Barfleur, le 24 avril

Promenade sur le port de Barfleur. L’envie de photographier les bateaux et la mer, désir si violent il y a quelques jours encore, a disparu. Je suis attiré par l’intérieur des terres, par des agriculteurs ramassant leurs choux fleurs, repris deux francs pièce au marché au cadran.
Saint-Vaast-la-Hougue, des bateaux rentrent au port, escortés par les mouettes. A bord, les marins sont épuisés par deux jours de pêche à la coquille Saint Jacques en haute mer. Au bout de la jetée, une femme attend son mari, à l’abri des bourrasques, dans sa voiture. Le vent n’a pas cessé depuis ce matin, un vent d’ouest, un vent déboussolant venu du continent.
le Havre, le 25 avril

Le soleil se couche. J’atteins l’extrémité du pont. Une voiture encore et je suis au Havre, derrière la gare. Là, je trouve un hôtel où passer la nuit… une chambre sous les toits, dans un tout petit hôtel. La nuit tombe, les grandes grues dessinent de sombres silhouettes autour des bassins du port. J’ai rêvé de vivre et photographier un instant pareil.
Sur une des “Abeille” du port, deux hommes préparent leur repas du soir. Deux hommes, seuls, sans femme et sans enfant, au destin identique malgré la différence d’âge. Tous deux embarqués à quinze ans sur les Terre-Neuvas de Fécamp pour des campagnes de cinq mois pour l’aîné, trois mois pour le plus jeune. Et tous deux engagés aussi, quelques années plus tard, dans la Marine Nationale, avant d’atterrir sur ce remorqueur où ils attendent la reprise du travail des dockers, en grève depuis fin octobre.
Etretat, le 26 avril

La brume s’est enfin levée, les falaises se découpent sur le ciel. Un bateau, parti en mer avant le jour, regagne le rivage sous le regard curieux de quelques promeneurs. L’accostage doit être réussi si l’on ne veut pas endommager le bateau.
Il faut être rapide, profiter des vagues et tirer le bateau au sec avant le ressac. Un treuil et quelques rondins de bois permettront de mettre le bateau à l’abri. Pendant toute la manoeuvre, un frêle moussaillon, flottant dans son ciré jaune, donnait de la voix, s’activait, courait de tous côtés.
Au “Bar des Pêcheurs”, une radio locale diffuse, comme chaque dimanche, depuis dix ans, un flot de chansons rétro, accordéon et bal musette. Autour du comptoir, discussion animée à propos de “la regrettée Cinq” : “Le gouvernement est pourri”…
Hesdin, le 27 avril

Hesdin : deux hommes promènent trois chiens de couleurs différentes. Le plus fort, assis dans un fauteuil roulant, me présente ses mains d’épileptique, couvertes de cicatrices. D’ici peu, nouveau passage sur le billard. Il ne perd pas espoir. En attendant, il s’occupe avec son ami des chiens et chats abandonnés du village. Rencontre troublante dans le village désert.
A treize heures, de nombreuses voitures plus tard, et une courte promenade dans Montreuil, je réussis à gagner Berck-Plage. A l’avant du dernier véhicule, un brin de muguet, cueilli la veille sur la presqu’île de Crozon, annonce le 1er mai. “Berck vit surtout de ses centres hospitaliers. L’air y est excellent pour les maladies osseuses” m’a dit la conductrice. Je vois maintenant un malade derrière chaque promeneur solitaire, derrière chaque enfant jouant avec ses parents dans les dunes…
Calais, le 28 avril

Promenade sur le port de commerce, au milieu des grandes grues et des dalles de ciment déplacées, éclatées par la pression des tas de charbon. La grève des dockers, largement suivie, paralyse le port. A quai, un cargo. Des hommes d’équipage indonésiens installent la passerelle. Devant des vestiaires, un homme, grutier depuis trente ans sur le port, attend que la journée passe… Les dockers en grève sont reçus aujourd’hui même à Matignon. Si, à l’issue des entrevues, les dockers n’obtiennent rien, le câblier d’Alcatel, en partance pour l’extrême Orient, sera bloqué au port. Dix jours encore, et il sera trop tard pour traverser la mer de Chine.
Plus haut, sur les grandes aires d’attente d’embarquement pour les ferries, à l’abri sous une remorque, je mets un nouveau film dans mon appareil. J’aime cette atmosphère, l’immensité de ce décor dans lequel camions et automobiles viennent se perdre.
Dunkerque, le 29 avril

Il me suffit de lever le pouce pour qu’une voiture s’arrête, celle d’un employé ou d’un patron de chantier, celle d’un chef d’entreprise en retraite. Chacun me donne son opinion sur la disparition des “Chantiers de France” : “Un gouffre financier qui a coûté très cher à l’État, des milliards… cinq mille personnes licenciées, une catastrophe pour Dunkerque”.
En soirée, curieux, attiré par des cris d’enfants, je pénètre dans les locaux de la patinoire. Des gamins courent sur la glace, vifs, rapides, intrépides, et si petits à côté de l’entraîneur. Derniers préparatifs avant les championnats internationaux de hockey sur glace poussin qui se tiennent à Dunkerque ce week-end.
Lille, le 30 avril

Midi, je m’isole au fond d’un bar pour lire le journal. Assis près de moi, de jeunes étudiants en droit, futurs avocats, se moquent avec esprit de leurs anciens, “d’honorables maîtres” chez qui ils effectuent un stage. Les entendant parler avec désinvolture d’affaires graves, je me demande quels idéaux ont poussé ces filles et fils de bonne famille à suivre une telle voie ; commerce d’un savoir si chèrement vendu.
Terminus du métro lillois, station “Les Quatre Cantons”, attente interminable… Enfin une voiture… deux minutes plus tard, me voilà sur l’autoroute. Horreur ! Danger ! Incroyable appel d’air des camions lancés à toute allure. La gendarmerie fait bientôt son apparition : sommation d’usage, obligation de quitter les lieux sur le champ…