Extraits des « carnets d’après guerre » accompagnés de 35 photographies prises en Syrie et Turquie en avril et mai 1991, quelques semaines après la première guerre du Golfe (17 janvier – 28 février 1991)
Paris-Damas, le 23 avril 1991
Depuis quelques jours, je suis sous l’emprise d’une hypersensibilité proche de la folie des sens, état d’urgence et d’insomnie, pensées happées dans mes bagages : aujourd’hui je pars.
Hier, assis dans un bus au milieu d’adultes trisomiques, je me sentais assailli d’amour ; une femme, tout sourire, les aidait à descendre. Au premier arrêt, une handicapée retrouvait sa mère. Mais, alors que le bus redémarrait, je découvrais la métamorphose de cette femme devenue soudain nerveuse, crispée et pleine de tics… Sa mère l’apostrophait tout en la tirant par le bras pour la faire avancer. Ma soeur m’avait annoncé que l’enfant qu’elle attendait, pouvait être un de ces enfants dits « différents ». Je savais qu’elle lui apporterait tout son amour, toute son énergie, sa vie… Pourtant l’enfant grandit et devient adulte pendant que ses parents se mettent à vieillir, comme cette mère.
Ce matin réveillé tôt. Au journal de 5h, on dit que le gouvernement Rocard est usé et qu’il va tomber. On commence enfin à parler des chiites irakiens : noble soulèvement que celui du peuple Kurde ; peur satanique de ces musulmans « pro-iraniens ». On critique la Turquie pour sa frilosité à l’égard des réfugiés kurdes, mais que faisaient les Alliés dans le même temps avec les chiites qui voulaient passer en zone occupée ? Nos héros rentraient victorieux au pays, annonçant fièrement à qui voulait l’entendre, combien de « melons » ils s’étaient faits.
Comment la Syrie avait-elle vécu ce conflit ? Une amie m’apprenait que de nombreux Syriens étaient morts durant l’attaque éclair sur Khafji. Horreur révélée lors d’un contrôle à la frontière jordanienne, macabre découverte, cadavres entassés dans ces camions bâchés, morts que l’on voulait faire passer pour du matériel de guerre. En avait-on parlé en Syrie ?
Dans l’avion, un jeune homme d’origine maghrébine travaillant pour une société d’hydraulique, me parle du malaise des banlieues. A quand les immigrés au conseil municipal ? Dans les partis politiques ? Mieux vaut une présence qu’un siège vide. Alors, plus d’abus de langage et de boucs émissaires absents.
Damas, le 24 avril
Cette nuit, auprès de Maïla, j’ai retrouvé calme et sommeil. Etat de grâce ce matin : impression d’avoir toujours vécu ici, de revenir chez moi après un long voyage, plaisir de plonger dans une bibliothèque… parcouru « Voyage en Orient » de Gérard de Nerval, pour découvrir ensuite « Mars » où Fritz Zorn m’emporte, un peu comme Hervé Guibert, dans le tourbillon de sa révolte contre un monde « harmonieux », sans tension et sans dispute…
Une amie arrivée d’Egypte, raconte qu’à Nuweiba, le peuple embarque pour l’Arabie Saoudite, traité comme du bétail par sa propre police… retour à l’Eldorado, unique espoir de survie pour ces fellahs du Delta du Nil. Derrière le port, un tout autre spectacle : plages de sable chaud où de vaillantes cohortes d’occidentaux reviennent goûter au soleil et aux coraux de la mer rouge.
Damas, le 25 avril
Ce matin, traversé le Barada. Promenade dans les quartiers populaires ; invité à prendre cafés et portraits devant les échoppes. Un vent tiède parcourt les rues ombragées de Damas, libérée de sa morosité hivernale. On a pleuré ici à l’annonce de la capitulation de Saddam Hussein, le héros qui avait tenu tête durant plusieurs semaines aux Alliés.
Pourtant ce soir, allongé au clair de lune sur les matelas de la terrasse, gagné par l’indolence, loin des informations et du monde, j’en viens à douter de la nécessité de me rendre à la frontière irakienne et au Kurdistan.
Damas, le 26 avril
En janvier dernier, me promenant dans le souk d’Alep un vendredi matin, j’avais pressenti l’intérêt que pouvait avoir un tel lieu vide, intérêt que je retrouvais au souk Al-Hamidiyah ce matin… labyrinthe de ruelles et de passages déserts aux rideaux métalliques. Dans l’allée centrale, des familles se rendent à la mosquée sous le regard de quelques commerçants chrétiens restés ouverts.
Au déjeuner, Mounira m’apprenait que les islamistes tunisiens avaient été très déçus par la position de l’Arabie Saoudite durant le conflit… Réaction radicale pour quelques-uns : abandon du foulard et de la barbe, symboles de l’intégrisme. Dans les démocraties, l’église se désintéresse, paraît-il, des affaires de la cité. Pourtant, l’été dernier, un cinéaste grec et son équipe se faisaient excommunier… nouvelle cocasse, surtout lorsque l’on apprend qu’il s’agit de Théo Angélopoulos, maître exigeant en quête de vérité.
Ce soir James Baker quitte précipitamment Tel Aviv, sa mère est décédée dans la journée… Aubaine d’un départ mettant fin à de difficiles négociations qui prenaient le chemin de l’échec.
Tartous, le 27 avril
Passé l’après-midi sur l’île d’Arouad. J’aimerais venir écrire un roman ici, faire un reportage sur la vie de ces pêcheurs, rester quelques mois au milieu de ces enfants, ces charpentiers, ces marins qui traversent mers et océans à bord de navires syriens ou libanais et qui, magnétisés, pareils à l’aiguille d’une boussole, retournent infailliblement sur l’île.
Regagné le continent par une mer démontée, mer de rêve, d’embruns et de roulis. Enfin, à l’abri derrière le port, au marché aux poissons, un magnifique pélican, mascotte des pêcheurs, tout beau, tout propre, majestueux, attendait son repas.
Tartous, le 28 avril
A midi, de retour sur le continent, je retrouvais Maïla étudiant à la terrasse d’un café, face à la mer. Nous déjeunions au calme et attendions notre départ, amusés par le spectacle d’un couple d’amoureux se chamaillant dans l’eau, en toute liberté, à deux pas de là : contraste entre la nudité de l’homme et l’accoutrement de la jeune femme qui plongeait pour surgir quelques secondes plus tard derrière l’homme qui l’accompagnait. Damas ce soir. L’Iran effectue son retour sur l’échiquier diplomatique en négociant avec la Syrie et la Turquie le sort des Kurdes. A Bagdad, Saddam Hussein organise une parade pour fêter ses 54 ans.
Palmyre, le 29 avril
Départ pour la frontière irakienne avec Sami, le fils de Mounira. Première étape : Palmyre où se trouve une importante prison politique. Dans le bus commencé « Bahia de tous les saints » du Brésilien Jorge Amado, au style vif et coloré.
Retrouvé la vallée des tombeaux, au merveilleux paysage lunaire jalonné de grandes tours à section carrée. Des enfants accourent nus pieds et nous exhortent à les suivre. Nous remontons ensemble la vallée jusqu’à l’ancienne mission allemande où leurs parents nous invitent à prendre un thé. Derrière nous, un jeune berger, fronde en main, lance ses pierres sur de malheureuses brebis en quête de solitude.
Abou Kamal, le 30 avril
19h, dans la chambre de l’hôtel le plus crasseux du coin, unique hôtel d’Abu Kamal, petite ville frontalière située sur l’Euphrate à 7/8 km de l’Irak, cité envahie par le sable du désert. On avait parlé de soulèvement, de répression musclée dans la région à l’automne dernier. Seule bizarrerie, ces voitures koweitiennes et leurs riches propriétaires vêtus de djellabas blanches, en vacances dans la région. Ce soir, en rentrant à l’hôtel, les langues se délient : oui, on se sentait plus Irakien que Syrien durant le conflit. De la terrasse de l’hôtel, on pouvait apercevoir les missiles Scud se dirigeant vers Israël, l’aviation alliée pilonner l’Irak, et même des avions se crasher.
Deir ez-Zor, le 1er mai
Après quelques photos dans l’hôtel fantôme qui nous comptait pour seuls clients, descendus la rue principale de la ville encore endormie. A 6h30, nous étions sur le site archéologique de Mari, lieu étrange et décevant, hanté par une meute de chiens errants, maintenus à distance à coups de pierres.
Nous remontions ensuite sur Deir ez-Zor à travers une campagne verdoyante que traverse l’Euphrate… Vallée bordée par un désert omniprésent. Au loin, quelques puits de pétrole.
Restés quelques heures à Deir ez-Zor, ville mal aimée du pouvoir central, aux rues détrempées par l’averse matinale. Métamorphose d’une cité accoutumée à camoufler sa misère sous un soleil généreux.
Damas, le 2 mai
Ballade au souk en fin d’après-midi. Entre-aperçu un occidental à l’intérieur du Hammam. Habité par l’image de Jean-Claude Carrière qui, anxieux, se rendant aux bains maures durant la guerre d’Algérie, découvre des hommes conçus comme lui de chair et de sang, je rêve de photographier ces corps, d’autres images plus familières de hammams se superposent, celles de “Halfahouine” et de certains films algériens, ou encore ce petit livre feuilleté à l’IMA quelques jours avant mon départ. Sensualité des photos en N&B, granuleuses et floues, sur une nouvelle qu’on rêverait écrite par Alina Reyes.
Plus loin, alors que la nuit tombe, découvert, derrière une porte massive, un caravansérail. Dans la pénombre, sous le gros arbre de la cour carrée, un vieillard, décharné, traîne ses vieux os jusqu’à un banc ; il vient s’y reposer. A l’étage, des hommes s’activent dans les ateliers de confection pendant que les commerçants mettent un peu d’ordre dans leur réserve.
Damas, le 3 mai
Souk, 8h15. Je descendais au souk avec l’idée d’utiliser mes miroirs et je découvrais mon ombre dessinée sur le sol sur de petits disques de lumière, rayons de soleil tombés de tôles rongées par la rouille. Je retournais ensuite à mes miroirs.
13h, informations succintes sur RFI : en janvier dernier, Bush n’aurait pas suivi les conseils de son état-major qui lui demandait de poursuivre les négociations. Durant le conflit, afin d’éviter le démantèlement de l’Irak, il aurait refusé son aide à des généraux irakiens prêts à renverser Saddam Hussein.
Lattaquié, le 4 mai
A 13h, appris la mort du compositeur égyptien Abdel Wahab. Impression qu’avec sa disparition, ses mélodies orientales ne retrouveront jamais plus leur douceur originelle. Douceur encore de la culture arabe, ces poèmes antéislamiques brodés au fil d’or sur l’étoffe noire qui recouvre la Ka’aba, poèmes chantant, entre autre, les grâces de l’amour.
Au loin, derrière des chasseurs qui baignent de force leur chien, derrière la lande, une épaisse fumée blanche s’élève au dessus d’un quartier résidentiel, curieux nuage qui semble encercler le lotissement. Pensées les plus folles, bien vite détrompées par la découverte de l’artifice : un pulvérisateur anti-moustique monté sur un tracteur.
Ougarit, le 5 mai
Promenade matinale sur le site d’Ugarit, jadis ville florissante, plus important port de Méditerranée, aujourd’hui immense champ de ruines envahies par les fougères. Curieuse rencontre d’une femme désherbant au soleil les abords d’une grosse dale circulaire, sous le regard indifférent d’un militaire assis à l’ombre, près d’un de ses compagnons assoupi. Le “forçat” relève la tête à notre approche : sous son bob, un visage de madone. Nous engageons maladroitement la conversation en français. Elle ne comprend pas. Maïla lui parle en arabe. Très vite, les « gardes » rappliquent, deviennent de plus en plus envahissant et réussissent à nous faire fuir, abandonnant l’archéologue à ses geôliers.
Saint-Siméon-le-Stylite, le 6 mai
Invité par de joyeux lurons à partager leur repas, je me retrouvais aussitôt plongé dans l’univers du cinéaste indien Mrinal Sen : un groupe d’amis profitait de la fête des martyrs pour passer une journée loin des femmes et des enfants.
Une fois le thé servi, la musique reprenait. Ce n’était plus la même musique, les mêmes mélodies. Repus, les hommes semblaient emportés par le lyrisme d’une mélopée arabe. Et, lorsque l’un d’eux se levait et se mettait à danser, aussitôt suivi par un camarade, les rythmes changeaient immédiatement. Humour, blagues et improvisations prenaient place au milieu des éclats de rire.
Alep, le 7 mai
Passé la matinée dans le quartier Arménien, avant de rejoindre le souk. Je voulais photographier des écritures mélangeant l’arabe et l’arménien, lorsque je découvris au coin d’une rue, un magnifique corbillard rococo. Deux garçons enjoués, portant un cercueil blanc, remontaient des sous-sols d’une galerie marchande. A peine se trouvèrent-ils engagés sur la chaussée que le patron sort de sa boutique ; tout en vociférant, il les enjoignait à remettre immédiatement le cercueil à sa place.
L’après-midi, dans le car qui me redescendait sur Damas, je finissais le livre de Zorn, ou plutôt l’abandonnais cinquante pages avant la fin. Message sans cesse répété, obsession de ne pas avoir été assez clair. Pourtant son livre se résume à ces quelques phrases : « Telle est ma vie. J’ai grandi dans le meilleur, le plus sain, le plus harmonieux, le plus stérile et le plus faux de tous les mondes ; aujourd’hui je me retrouve devant un tas de débris. Plutôt le cancer que l’harmonie. » Dans ce livre, chacun explore son enfance, son éducation, ses secrets, ceux d’Aragon, les miens : « un jour j’ai cru te perdre ». Il n’en est heureusement resté qu’une fine cicatrice.
Damas, le 8 mai
Repris contact avec l’actualité aux infos de ce matin. Pour fêter les 10 ans de présidence socialiste, en souvenir de cette nuit orageuse du 8 mai 1981 : pluie artificielle et grondement sonore hier au soir sur Paris. Une délégation russe arrive ce matin à Damas. Koweïtiens et Saoudiens remercient leurs frères arabes, leur demandant de se retirer, et implorent les Américains de ne pas les abandonner. Les véritables enjeux de cette guerre commencent à faire surface.
Le projet d’un périple en Turquie prend forme. Inutile dit-on de s’aventurer à deux dans l’est du pays. Probablement irons-nous à Chypre, du moins vers la Méditerranée. Attirance très forte pour cette mer, pourtant longtemps rejetée par ignorance ; une mer sans marée ne pouvait posséder d’âme.
Alexandrette, le 10 mai
Ce matin 5h : enfin quitté le poste de douane syrien ; le jour se lève sur le no man’s land rocailleux. Des ruines d’un bastion dominant la vallée, trois cigognes observent le car qui s’éloignent vers le poste turc.
Arrivé à Alexandrette en fin de matinée, dans un état fébrile, trouvé un hôtel correct et dormi jusqu’à 16h.
Promenade très agréable en fin d’après-midi. De jeunes musiciens qui paradent sur le front de mer, préparent le défilé pour la fête nationale du 19 mai. Au port, sur un bateau resté à quai, deux hommes s’affairent autour de postes à soudure, aux arcs électriques aveuglants. Un peu plus loin, au calme, à bord d’un chalutier, des pêcheurs dépècent un mouton pendu par les pattes. La nuit tombe.
Göreme, le 11 mai
Sur la route qui nous conduit l’après-midi en Cappadoce, le paysage se métamorphose. Délaissant sa parure méditerranéenne aux collines roussies, la végétation change brutalement au passage d’un col : la température chute, les premiers sommets enneigés apparaissent.
Bientôt, la vallée encaissée dans laquelle nous roulons depuis une heure, s’élargit ; nous arrivons sur le plateau anatolien, vaste steppe vallonnée, bordée au nord par une nouvelle chaîne de montagnes.
Arrivé à Göreme. La nuit tombe. Juste le temps de trouver un hôtel et de faire une petite balade dans ce cadre si irréel.
Göreme, le 12 mai
Promenade matinale dans un paysage lunaire, caressé par une brise légère, au milieu de pitons rocheux, immenses champignons calcaires, et de falaises crayeuses, meringuées, demeures de troglodytes.
Dans l’après-midi, rencontré de nombreuses femmes avec leurs petits. Elles travaillent aux champs ; pendant ce temps, au village, les hommes s’occupent des touristes. A Gorëme, à travers les arcades du centre touristique, trois femmes, toutes de noir vêtu, marchent derrière un âne. Elles semblent hanter un décor qui n’est plus le leur.
Beysehir, le 13 mai
Journée de voyage et de lecture.
Traversé ce matin le plateau anatolien, vaste plaine désertique qui vient mourir à l’ouest, aux pieds des montagnes, à Konya, ville des derviches tourneurs. Redescendu ensuite sur Antalya : nouveau paysage… routes montagneuses longeant ou surplombant de magnifiques lacs, lieux d’escale. Puis, alors que le soleil déclinait, le paysage se métamorphosait à nouveau, la végétation redevenait méditerranéenne et la vallée s’élargissait jusqu’à la mer ; nous arrivions à Antalya après 11 heures de voyage.
Alanya, le 14 mai
Fuit Antalya, trop importante cité balnéaire, avide de touristes. A Side, rencontré un jeune potier ayant suivi des cours de littérature française à la faculté d’Ankara, pendant six ans. Le jeune Turc nous parlait de ses séjours en France, des difficultés rencontrées pour communiquer avec nos compatriotes… d’images choquantes vues ces deniers jours à la télé, images de policiers italiens tirant sur des réfugiés albanais qui tentaient de débarquer ou de s’enfuir du campement dans lequel ils avaient été parqués… Il me parle soudain des conditions de vie des Kurdes qui seraient meilleures que celles de ces réfugiés … « D’ailleurs, il n’y a pas de réel problème kurde » – « Le président actuel a lui-même des origines kurdes »… Yilmaz Güney ? « Pourquoi ne donne-t-il pas une image plus progressiste de la Turquie ? »…
Ce soir, accosté par un jeune devant un restaurant, il me demandait en anglais, avec défi : « à ton avis, de quelle nationalité je suis ? » Quelle question! « Turque bien entendu… » « non me rétorquait-il, fier, Kurde! »… Les Turcs, ils les haïssait. Dans quelques mois, à sa majorité, il passerait en Syrie et de là rejoindrait frères et oncles, et Apo qui fera de lui un peshmerga prêt à mourir pour sa patrie.
Anamur, le 15 mai
Au lever, le temps n’est pas de la partie.
Dans « le Monde » du week-end acheté avant de quitter Alanya, tombé sur une photo de Denis Roche que j’aime beaucoup, « Saint Malo » ; je venais de penser à lui ce matin en photographiant Maïla à travers la fenêtre de notre chambre d’hôtel.
La route qui nous conduit plus à l’est, belle et sinueuse, surplombe la mer. De part et d’autre, de petites parcelles, gagnées sur la montagne, abondent en blé, souvent déjà coupé, resté en gerbe au milieu des champs, ou mis en tas au bord de la chaussée. En contrebas, quelques plantations de bananiers descendent en terrasse jusqu’à la mer.
Arrivé à Anamur… Charmé par le côté amateur de cette petite station, la timidité de ses habitants qui ne savent trop comment vous aborder, loin de Side, Alanya ou Antalya, où le touriste est automatiquement alpagué en allemand.
Baignade en fin d’après-midi sous une pluie fine. En mer, l’orage gronde. Etrange sensation, fatigué par un rhume qui me suit depuis Damas, vertige d’un corps abandonné à l’eau quelques secondes, deux ou trois brasses encore, et je regagne la plage, épuisé.
Anamur, le 16 mai
Levé très tôt. Une image de palmier malmené par la tempête m’a poursuivi toute la nuit. Ce matin c’est l’accalmie, un simple vent de terre. J’ai toujours aimé les tempêtes, celles de mon enfance où je voyais mon frère projeté à terre et incapable de se redresser, ou celles passées à bord de dériveurs à affronter une mer déchaînée. Cris de joie et de folie guerrière qui vous encouragent à tenir, à résister.
A 10h30, nous quittions Anamur marqués tous deux par la rencontre faite hier, au bord d’un canal d’irrigation, d’une maîtresse femme déplaçant avec énergie un casier grouillant d’anguilles.
Antioche, le 17 mai
Embarqué à bord d’un car de commerçants pour redescendre sur Alep, nous assistons, au poste de douane syrien, à trois bonnes heures de comédie humaine. D’un côté un chef, l’homme à la signature, suivi de sa meute de charognards. De l’autre, une vingtaine de marchands défendant chacun son bien. Le vieil unijambiste, trafiquant d’or, protégeant ses carpes entassées dans deux gros bidons. Le fourbe au costume trois pièces distendu, voyageant avec ses luths et derboukas, maître dans l’art de graisser la patte à qui de droit. Le jeune adolescent apprenant le métier auprès de son père et de ses amis, remontant citrons, noisettes et huile sur Alep. Au centre de l’échiquier, le chauffeur, filou de mèche avec tout le monde.
Alep, le 18 mai
Matinée d’anniversaire écoulée au calme, à la terrasse d’un café, avant de remonter vers la citadelle. Sur les remparts, je prenais une photo de Maïla, premier cliché d’une pellicule que je terminerai à Paris le 18 juillet.
A midi, loin du souk et des bains de foule, nous atterrissons dans un restaurant. Assis à une table voisine, un bel homme, la cinquantaine, une allure à la Vittorio Gassman, lit « Play boy » de Borniche. Il se présente bientôt et engage la conversation sur la culture française si précieuse à ses yeux et à ceux des 80.000 Arméniens vivant actuellement à Alep.
Regagnant l’hôtel par une grande avenue, nous croisons l’homme, aperçu en janvier dernier, qui se prend pour une automobile : en pleine forme.
Damas, le 19 mai
A 14h30, entendu informations. L’actualité semble centrée sur la préparation de la conférence de paix au Proche-Orient. Litige sur la liste des participants.
Redécouvert ce soir « Cris et chuchotements » de Bergman, séance insolite. J’avais encore en mémoire les couleurs et le parfum de la mort qui hante le film, mais je ne me souvenais plus de cette caméra qui suit les mains des acteurs, se pose sur leur visage tendu et l’ausculte, recherchant le moindre frémissement, cette caméra qui brusquement libère les personnages, les laisse traverser l’écran, les décors, passer devant ces grandes fenêtres qui jamais ne donnent sur l’extérieur. Fasciné par cette modernité, toujours présente 20 ans après.
Kamechliyé, le 20 mai
Nouvelle journée de voyage : départ pour le Kurdistan syrien, situé tout à fait au N.E. du pays. A partir de Deir ez-Zor, des tornades de sable, par centaines, aspirent le sable dans leur cheminée et le rejettent cent mètres plus haut.
Kamechliyé. Cette ville frontalière n’est pas celle que j’avais imaginée. Déception vite effacée par les premières rencontres. Les Kurdes se sentent mieux lotis ici qu’en Irak ou en Turquie. Pourtant, depuis quarante ans, le pouvoir central déplace les paysans du sud et les implante ici, interdit l’édition de livres et de journaux en kurde, et empêche toute accession aux carrières politiques et militaires.
Aïn Diwar, le 21 mai
Embrasser du regard deux frontières à la fois, tel était mon désir ce matin en quittant Kamechliyé pour me rendre 100 km plus à l’est, à l’extrémité d’un plateau fertile, à Aïn Diwar. En contre bas, au delà du Tigre, en amont la Turquie, en aval l’Irak. Trois pays fondus sur un même négatif. (note de 2017 : image poétique mais pas vraiment exacte)
Rencontre du « petit prince » venu s’asseoir en face de moi alors que je travaillais. A chacun de mes regards, répondait un sourire angélique. Amusé, je lui tendais feuille et stylo. Il écrivait en arabe ces quelques lignes qui commençaient ainsi : « Le paysage est beau à Aïn Diwar, particulièrement au printemps : la terre verdit et nos yeux s’emplissent de fleurs. En Irak se trouvent les Kurdes et les peshmargas qui défendent leur peuple pour que naisse une patrie kurde… » Fier de lui, il faisait lire son texte à un grand qui biffait aussitôt la seconde phrase.
Le soir, redescendu sur Deir ez-Zor, un spectacle de désolation m’attendait. La ville venait d’essuyer une tempête de sable. Dans la rue, les commerçants nettoyaient leur boutique à grandes eaux ; un sable orange recouvrait les marches d’escaliers menant aux réceptions des hôtels. Crevé, j’atterrissais bientôt sur le lit d’une chambre minable.
Deir ez-Zor, le 22 mai
Coincé au fond d’un car pullman qui s’était arrêté en rase campagne pour me prendre, je rencontrais un ingénieur de mon âge qui s’exprimait très librement en français. Il m’avouait le malaise des classes intellectuelles qui, ayant perdu 90% de leur pouvoir d’achat en 20 ans, poussaient leurs enfants à faire du commerce. Il me disait que les Russes avaient fait une grave erreur de calcul lors de la construction du barrage El Assad où je m’étais rendu l’après-midi même. L’irrigation des terres sous le barrage, jusqu’à la frontière irakienne, aurait fait remonter le sel du sous-sol et rendu ces terres stériles en de nombreux endroits.
Alep, le 23 mai
Au coeur du souk, non loin du consulat français, poussé par une curiosité indéfinissable, je pénètre dans un lieu insolite. Un petit homme, assis au centre d’une cour ensoleillée, se lève à mon approche et me demande de le suivre aussitôt à travers un labyrinthe de couloirs humides et sombres. Nous débouchons bientôt sur une petite cour bordée de petites cellules, puis à quelques mètres de là, sur sa soeur jumelle embellie d’une fontaine. Bavard, enthousiaste, mon guide n’oubliait aucun détail… Je ne comprenais pas un mot… Quelques minutes plus tard, je quittais ce lieu magique, sans savoir où j’avais mis les pieds.
Damas, le 24 mai
Retrouvé les infos ce matin. En Ethiopie, les troupes rebelles sont aux portes de la capitale ; le président vient de s’enfuir. Référendum des Slovènes qui désirent leur indépendance. Un accord syro-libanais vient d’être signé à Damas. Annexion du Liban ou simple traité de fraternité et de coopération ? Israël réagit vivement en bombardant le Sud-Liban. Aujourd’hui Roland Dumas est à Tunis. Première tournée diplomatique au Maghreb depuis le conflit. La France reconnaît que la guerre a du être traumatisante pour ces pays.
Au souk où j’étais redescendu ce matin faire quelques photos, rencontré un homme se tenant debout, les yeux fermés, au milieu d’une ruelle. Inlassablement, après avoir effectué les gestes des ablutions, il se mettait à réciter un chapelet de paroles inaudibles. Folie d’un ressort humain, conçu pour être relâché dans un lieu de prière et qui se détendait subitement n’importe où.
Azzabadani, le 25 mai
Pique-niquer à Azzabadani, petite ville de villégiature nichée au fond d’une vallée à quelques kilomètres du Liban. Spectacle inattendu sur la place du village : cris et rires d’écolières au volant de petits bolides, auto-tamponneuses joyeusement lancées sur la piste. Tendre parfum d’insouciance. Havre d’innocence et de fraîcheur que nous quittons en longeant la voie ferrée qui mène au Liban.
La sieste s’écoulait à l’ombre d’une haie, au bord d’un ruisseau. La quiétude de ce début d’après-midi s’évanouissait brusquement : du Liban nous parvenait le bruit d’armes lourdes répondant aux tirs sporadiques d’armes légères.
Damas, le 26 mai
Depuis mon retour à Damas, véritable obsession de me tenir au courant de l’actualité internationale. On croirait assister à une accélération sans fin de l’Histoire. On parle ce matin de l’opération Salomon qui a eu lieu vendredi dernier… rapatriement de 15.000 Falashas d’Ethiopie avec l’aide des USA, après promesse de ne pas implanter cette communauté dans les territoires occupés. Je me demande ce que sont devenus les 30.000 Falashas rapatriés en 84.
Aujourd’hui Yasser Arafat est à Damas… relations renouées après plus de sept années de brouille.
Damas, le 27 mai
Retrouvé des amis syriens. Parlé de choses et d’autres, de l’ambiance durant le conflit, alertes renforcées et rappel des réservistes… du mal de vivre des Syriens, en révolte contre un gouvernement qui « dépense 80% du budget national dans l’armement », de la tradition migratoire du peuple syrien, semblable à celle des Libanais… des barrières culturelles entre chrétiens et musulmans, Kurdes, Arabes et Arméniens, gens des villes du nord et Damascènes, de l’anonymat de la capitale.
Découvert cet après-midi une nouvelle mosquée chiite, construite avec des capitaux iraniens. Je m’aperçois avec regret que je pars sans connaître suffisamment cette ville.
Damas, le 28 mai
Un jeune est mort en France lors de sa garde à vue. Crise d’asthme aigu, paraît-il.
Au Koweit, la loi martiale est prolongée d’un mois, un mois de plus pour rasseoir la dictature familiale.
Ce matin, paniqué à l’idée de quitter Damas dès demain, impression d’avoir encore beaucoup de choses à découvrir, de gens à rencontrer… Passé en taxi le long d’un cimetière sur l’avenue de Bagdad. Importante cérémonie militaire du côté des tombes des martyrs. Est-ce dû à la visite de Yasser Arafat ? On dit que cette année, devant ce cimetière, trois hommes ont été pendus pour avoir violé un enfant.
Damas, le 29 mai
Retourné à la mosquée des Omeyyades pour refermer le livre d’un voyage en Syrie et fouler une dernière fois les épais tapis de ce lieu de prière, sobre et majestueux. Dans une petite salle à deux pas de là, quatre femmes, toutes de noir vêtues, s’agrippent aux grilles qui les séparent de la relique d’un saint ; elles sanglotent. Un homme, d’une voix caverneuse, déverse quelques sourates. Ses deux fils l’écoutent religieusement. Dans quelques heures je m’envole.
Orly 22h. Je viens de débarquer sur une étrange planète. Des hommes, visage tendu, l’oreille collée à un poste radio portatif, attendent parents et amis. On joue les prolongations de la coupe d’Europe de football.