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Cambrai, le 1er mai

Dans les rues de Cambrai, deux garçons, comme sortis d’un film de Ken Loach, les cheveux ébouriffés et les mains au fond des poches, se moquent d’une gamine de leur âge, toute fluette, qui passe sur le trottoir d’en face. “Elle fouille dans les poubelles” lancent-ils ; “C’est pas vrai”, crie-t-elle révoltée en s’enfuyant. Midi. Je rejoins ma grand-mère maternelle dans sa petite maison de l’avenue Villars. Elle m’attend depuis une heure, toute belle, toute fraîche, un brin coquette dans sa robe grège. Elle m’invite au restaurant, en compagnie d’un oncle et d’une tante, pour fêter nos retrouvailles. Au cours de ce repas délicieux, je constate qu’elle n’a pas perdu son coup de fourchette des jours de fêtes.
Cambrai, le 2 mai

Promenade matinale dans Cambrai. C’est la saison des communions. Dans les vitrines des pâtisseries, de petits communiants en plastiques trônent sur les pièces montées. Sur les étalages du marché, les vêtements tristes et démodés rappellent que la crise touche la région. Depuis les années 50, avec la fermeture des brasseries, elle n’a cessé de s’amplifier, gangrenant tour à tour le textile et la métallurgie. […]
Visite cet après-midi de la Maison Falleur, où sont exposés portraits, peintures et sculptures du musée de Cambrai. Agréable promenade solitaire au milieu de visages et de regards de femmes, celui envoûtant d’une femme d’Ingres à la peau laiteuse, celui doux et évanescent de la comtesse de Noailles étendue sur un lit moelleux.
Pays d’Aubenton, le 3 mai

Repas sur le bord de la route, à la sortie d’un village. La boîte de maquereau avalée, je m’apprête à entamer le fromage, lorsque je sens une présence dans mon dos. Un vieil homme, debout sur le seuil de sa demeure, m’observe : quelques mots échangés et il m’offre une bière. Mi-Français, mi-Espagnol, il avait rencontré sa femme chez lui, en pays Basque, où elle était venue se réfugier, fuyant la région que les Allemands envahissaient. Au début des années 50, ils étaient revenus s’installer ici. Il avait été l’un des premiers conducteurs de locomotives électriques sur le réseau régional. En fin de carrière, les reins cassés, il a été muté à l’entretien de la ligne électrique. 1981 marquait la disparition de sa femme et celle de son fils, brigadier chef en banlieue parisienne, mort en service avec un collègue… Un coup très dur. J’avais devant moi un homme fatigué de tout.
Charleville-Mézières, le 4 mai

Place Ducale, je m’installe au fond d’un bar, loin de la rue, à la recherche d’un peu de tranquillité. Bientôt, quatre septuagénaires, venus s’asseoir à une table voisine, commencent à débattre, non pas de la vieillesse, de la morosité actuelle ou d’événements dramatiques rapportés dans les journaux, mais de leur émerveillement devant le travail minutieux de l’oiseau qui fait son nid ou devant les romances interminables des chats qui se font la cour. Chacun cherche à placer sa phrase, sans vraiment écouter l’autre. […] “A trente-quatre ans, on ne devrait plus vieillir et vivre une éternité… L’homme devrait vivre d’illusions pour oublier l’horreur de son destin… Quant à l’amour… L’amour d’une femme, pas l’amour physique, mais l’autre… Comment l’expliquer ?…” Les conversations se poursuivent autour d’un Côte du Rhône, sous le regard distrait d’un lapin nain posé sur leur table.
Douaumont, le 5 mai

Je monte sur Douaumont par un sentier qui court à travers champs. A l’orée du bois, des agents de l’Office National des Forêts clôturent une parcelle de terre, ensemencée de maïs. En août, la clôture retirée, sangliers, biches et chevreuils trouveront ici une nourriture qu’ils n’iront pas chercher plus bas, dans les cultures des paysans.
On m’indique la route : suivre le chemin de terre tout le long de la forêt de pins et de jeunes hêtres. Les pins noirs, plantés au début des années 20 sur un sol rendu inculte, ont servi à cacher l’atrocité des tranchées et de ce paysage, à jamais mutilé. La forêt, dévastée par les tempêtes de 87 et 90, semble laissée à l’abandon. Dans les fossés, des obus ont refait surface durant l’hiver. En sous-bois, quantité d’objets métalliques jonchent un sol parsemé de trous d’obus, une terre où se lit encore l’horreur des champs d’honneur.
Vittel, le 6 mai

Le “Grand Hôtel” racheté par le Club Méditerranée est le théâtre d’un incessant ballet de touristes détendus et gais, les uns de retour d’une longue balade à pied ou à vélo dans les allées du parc, croisent, en remontant les escaliers, les autres, en route pour le golf ou une dernière petite partie de tennis. On se croirait dans une publicité pour une eau minérale. Plongé au milieu de tant de fraîcheur et de vitalité, le vrai curiste détonne aussitôt, il a l’air las, anxieux, les traits plus tirés. Un homme, une petite cinquantaine, tient à m’exposer en détail la maladie qui l’amène ici tous les ans depuis 1976, des coliques néphrétiques épuisantes. Il m’explique également comment il a appris à boire scrupuleusement ses deux litres et demi d’eau par jour.
Valleroy-le-Sec, le 7 mai

A l’entrée de Valleroy-le-Sec, devant un pavillon moderne, une pancarte invite à la visite de l’atelier d’un peintre. Intrigué, je traverse la route, franchis le portail et m’approche d’une femme occupée à nettoyer sa voiture à grands jets d’eau. L’atelier de son époux est à l’étage. L’homme, vêtu d’une blouse coupée dans un épais tissu noir, continue à peindre et me laisse poser des questions. Depuis quelques années, il peint presque uniquement, sur de petites toiles, des natures mortes. Sur un fond uni, des fruits, des légumes, des verres et des carafes ciselés doucement caressés par une lumière diffuse. Une peinture fine et exquise, d’une autre époque… Au milieu de tant de calme, je me sens déplacé, je me tais. Dans un coin, une armoire qui renferme ses trésors : Daum, coloquintes, gâteaux, boules de Noël et quantité d’objets, modèles prêtés par des amis. Je le laisse à son travail.
Neuf-Brisach, le 8 mai

Je prends la voie des berges et trouve un banc à l’ombre pour pique-niquer. Des familles se rendent en promenade sur l’île. Des enfants courent, d’autres vont et viennent sur leur vélo. Une atmosphère de bien être baigne ce début d’après-midi.
Le temps passe… Un étrange cortège s’avance. Une famille, le père et le fils tous deux assis dans des fauteuils roulants. L’homme, technicien en électronique, renversé de sa mobylette par un camion, a perdu un pied et une jambe. “D’ici l’été, je gambaderai avec des prothèses”.
Son fils, les deux jambes dans le plâtre pour six mois, venait d’être opéré d’artères bouchées à hauteur des cuisses, artères sectionnées et étirées. Un gamin qui, comme sa soeur, semble souffrir de malnutrition. Un tableau réaliste et sombre où malgré le malheur, amour, tendresse et gentillesse explosent aux quatre coins du décor… grande joie de goûter à cette promenade familiale.
Colmar. Recherche de salles obscures, aujourd’hui sectionnées, cloisonnées, transformées en résidence. Sentiment de vol de souvenirs : un soir de festival, avant la projection nocturne, un vieux cinéaste, ethnologue, était venu s’asseoir à côté de moi, et m’avait parlé de la profonde amitié qui l’avait lié à Cocteau durant sa jeunesse. La ressemblance de mon visage avec celui de Cocteau l’avait troublé et ramené plusieurs dizaines d’années en arrière.
Maseveau, le 9 mai

Déposé non loin de Cernay, au pied des Vosges, la tête dans les nuages. A l’idée d’atteindre ces nuages, je me souviens du jour où j’ai découvert pour la première fois la montagne, quand mon père s’était écrié “Attention, on va bientôt entrer dans le nuage”. Déception. Ce n’était que de l’eau, une masse d’air humide et terne. Les nuages avaient été, depuis ma plus tendre enfance, une contrée extraordinaire, peuplée d’animaux aux milles formes voguant dans les airs. […]
Aux portes du village de Masevaux, quelques fines gouttes de pluie s’écrasent sur le pare brise, annonçant l’entrée dans les nuages. Tristesse. Le coeur débordant de vague à l’âme, je me réfugie dans un bar, l’occasion de boire un verre de vin d’Alsace avant de quitter la région.
Dans la salle du fond, déserte, la faible lumière du jour tombée d’une percée dans le plafond, éclaire, au centre de la pièce, le vieux parquet usé. Sur les étagères, trônent les coupes de l’équipe de handball. Dans la grande salle animée, les hommes viennent prendre un dernier verre avant de rentrer à la maison. Ambiance joyeuse. Un homme coupe un poulet rôti encore tout chaud et le partage entre tous les clients.
“Le simplet du village”, un homme aux propos incohérents, ami du patron, ne cesse de passer d’une table à l’autre, un verre de pastis à la main. Les jeunes sportifs de l’équipe de handball se moquent plus ou moins gentiment de lui.
Bientôt quatorze heures. Le temps s’est dégagé, je me décide à repartir.
Chalon-sur-Saône, le 10 mai

Assoiffé, je quitte les petits chemins qui longent les vignobles, et rencontre des gens du voyage. Un ferrailleur, deux litres de bière fraîche dans les mains, s’apprête à remonter dans son camion où sa femme et ses deux filles l’attendent. Posté de l’autre côté de la chaussée, je l’apostrophe et lui demande le prix de ses bouteilles. Il traverse la rue et vient m’offrir deux ou trois francs pour m’aider à en acheter une. Je bafouille une explication… Il m’emmène. J’accepte de boire quelques gorgées extraordinairement rafraîchissantes. Un peu plus loin, je rejoins la nationale. […]
Le long des berges de la Saône, derrière le centre nautique, sur un grand pont métallique en cours de finition, des curieux se promènent, enveloppés par la douce lumière de cette fin d’après-midi. Au bord de la rivière, un homme est venu pêcher avec ses deux fils, Karim et Brahim. Originaire de Constantine, depuis vingt ans en France et marié avec une Française, il me conte la douceur de vivre ici.
Chalon-sur-Saône, le 11 mai

Je suis venu à Chalon, comme en pèlerinage, rechercher la maison de Niepce, l’inventeur de la photographie, et visiter le musée qui porte son nom. Ce matin, mon désir de visite n’est plus si intense. Je retrouve beaucoup d’analogie avec le musée du cinéma de Paris : théâtre d’ombres chinoises, lanternes magiques… cicatrices de mes désirs de cinéma découvertes, résignation jamais vraiment acceptée. Sous d’immenses cloches de verre, quantité d’appareils photographiques ingénieux, modèles miniatures pour l’espionnage, utilisés durant la guerre de 1870. Sur les murs des grandes salles du rez-de-chaussée, des clichés de maîtres attirent le regard. Entre autres, le visage légèrement flou d’une femme asiatique, aux traits fins et réguliers. Il se dégage de cette photo, au tirage peu contrasté, une impression de calme, de plénitude. Elle a été prise à New Dehli en 1963 par Janine Niepce, une lointaine parente de Nicéphore Niepce.
les Rousses, le 12 mai

Quatorze heures. Le garagiste pronostique une panne de la pompe à essence. L’assurance prend en charge le dépannage, et envoie un taxi qui nous monte aux Rousses. J’ai depuis longtemps épuisé tous les sujets avec mon compagnon de route, mais il faut faire croire au chauffeur de taxi que je travaille aussi aux Rousses et que nous revenons de vacances. Frustré, je n’ai pas le loisir de m’émerveiller devant le paysage qui n’a cessé de se métamorphoser depuis Lons le Saunier.
Les Rousses. Une petite route, à travers bois et pâturages, me conduit au hameau du Bief de la Chaille. Véritable enchantement, douceur de l’air, odeur des pins, bruits des cloches. Les gentianes et les coucous colorent les prairies. Une bonne heure plus tard, ivre de joie, j’arrive à l’auberge. Un petit ruisseau coule sous mes fenêtres. Cette nuit, nuit des saints de glace, sera fraîche et étoilée.
Thonon-les-Bains, le 13 mai

Devant le château de Ripaille, des enfants en grands pourparlers. Je leur demande la route d’Evian. Deux d’entre eux, montés sur leur cyclo-cross, se proposent de m’y conduire par un raccourci.
Une heure plus tard, nous débouchons sur un cul-de-sac, l’embouchure de la Durance. La vue est magnifique. Nous remontons la rivière au milieu des roseaux par un petit chemin qui traverse une réserve où vivent canards et grues cendrées et, paraît-il, quelques castors.
La lumière est plus douce. Nous sortons de la forêt et débouchons sur la déchetterie municipale. Odeur étouffante. Des chiens aboient. La balade devient peu engageante, zone d’activité, puis pont bruyant sur la Durance et, de nouveau, une zone industrielle.
Thonon-les-Bains, le 14 mai

Je suis descendu à Thonon pour suivre Brigitte, tout au long d’une matinée de visites à domicile aux personnes sous surveillance psychiatrique. Ma soeur, Claire, avait longtemps travaillé avec elle, et m’avait parlé de la grande autonomie dont elle disposait. Après avoir conduit son fils à l’école, nous nous rendons dans une permanence “écoute psy” qui vient de s’ouvrir dans un centre médico-social. Rencontre avec des infirmières et des assistantes sociales autour d’un café. Les malades commencent à arriver. Nous partons. Brigitte réquisitionne une voiture de l’hôpital.
La visite suivante est pour une femme âgée atteinte d’étranges délires. Elle se prend pour Élisabeth, reine d’Égypte, et prévoit d’être intronisée papesse le 15 août. Elle m’avoue avoir sorti le Christ du tombeau pour le mettre dans une banque en Suisse. Lorsqu’elle lui aura trouvé ses chaussures, elle le présentera au monde. Malgré la lenteur de son débit de paroles depuis quelques années, les histoires se bousculent dans sa tête. Brigitte lui fait remarquer qu’elle prend trop de comprimés. “Elle vient me les voler durant mon sommeil”. Elle, c’est sa belle-fille.
Dans la soirée, ma soeur me racontera qu’un jour, en venant lui rendre visite, elle était arrivée au moment où le petit train touristique passait derrière chez elle ; elle était à sa fenêtre et Claire avait été très impressionnée par son regard. Ce n’était certainement pas un train qu’elle voyait passer.
Annecy, le 15 mai

“Annecy village”, fermé au public à cette heure. Je m’amuse à composer des images avec le plongeoir, la piscine et le lac au-delà. Similitude avec les éléments d’un port où l’horizon infini serai remplacé par des montagnes fondues dans la brume.
“Majestic Impérial”, l’ancien casino d’Annecy, transformé en luxueux palace. Sur la terrasse, un jeune serveur en habit crème, le geste élégant, dresse quelques tables de petit déjeuner. Il avait travaillé au “Georges V” à Paris, aux USA, dans quelques autres hôtels de luxe, puis avait demandé à travailler ici. “Ce n’est pas l’hôtel qui m’a choisi, mais bien moi qui ai choisi l’hôtel”.
A l’intérieur, des salons merveilleusement décorés, un magnifique buffet avec saumon fumé et quantité de fruits divers et colorés attendent les clients du palace.
Au bord du lac, sous les marronniers en fleurs, harmonie parfaite, assouplissement et relaxation, hommes et femmes effectuent des exercices de taï chi chuan.
Annecy, le 16 mai

Sur la grande pelouse qui mène au lac, des terrains de foot ont été dessinés à la chaux, les feuilles de trèfle saupoudrées de blanc. Les collégiens s’échauffent par équipes. J’en photographie une. Ils posent docilement devant l’appareil, persuadés d’avoir ainsi, demain, leur photo dans “le Dauphiné”. Je m’éloigne.
Assis sur un banc, le Réunionnais qui m’a pris en stop au Col de la Faucille quelques jours plus tôt, venu goûter à la fraîcheur matutinale. Il semble agacé par les cris des enfants qui viennent casser la quiétude de sa promenade au bord du lac silencieux. La conversation tarit et bientôt nous nous quittons. De l’autre côté du canal, sous les grands arbres du parc, des hommes accrochent des banderoles sur des barrières. Là, aura lieu l’arrivée d’une course d’enfants organisée dans le cadre de la journée du sport, par une association caritative.
Manigod, le 17 mai

Barbouillé dès Annecy le Vieux, j’attends avec impatience de me retrouver au dehors, de marcher un peu. La voiture passe Thônes, grimpe sur Manigod, traverse le village et arrive enfin au chalet. Nous y sommes.
Repas plutôt agité ; les enfants passent plus de temps sur la balançoire ou leur vélo, qu’assis à table. Des nuages de pollen jaune s’élèvent au dessus de la forêt de sapins caressée par un vent annonciateur d’orage. Après un bon café, je m’isole pour écrire dans une pièce, bien au frais, étendu sur le grand lit. Claire vient me rendre une visite. Elle se repose un moment, discute au calme. Des cris d’enfants parviennent du dehors ; elle se lève inquiète et disparaît.
Lovagny, le 18 mai

Le hameau de Monod traversé, je descends sur le Fier à travers de petits chemins, peu rassuré par mes tennis légères, un bâton vermoulu à la main. Je vois des serpents partout.
Peu après l’usine hydroélectrique, au milieu de la chaussée, j’en découvre un, écrasé me semble-t-il. Je m’approche ; il est bel et bien vivant. C’est une petite vipère, toute fine, légèrement verte, qui prend le soleil. J’hésite à la photographier, mais à l’idée de la voir soudain bouger dans mon viseur, je m’enfuis.
Gare de Lovagny. Deux hommes, cassant la croûte dans un véhicule de travaux publics, me racontent qu’en vingt-trois ans de métier, ils n’avaient vu qu’un collègue se faire mordre. “A cette saison, les serpents se protègent de la chaleur et se réfugient souvent dans les conduites de chemin de câble.” Ils en tuent plusieurs par jour.
Je les quitte encore moins rassuré. Cinq minutes plus tard, aux portes du site des “Gorges du Fier”, je déjeune au frais, sous un bel arbre, en attendant la réouverture du site.
Visite, promenade sur la passerelle, derrière quelques personnes que je photographie, noyées dans le décor vertical. En contrebas, dans les cuvettes éclairées par les rayons du soleil, quelques gros poissons nagent en toute tranquillité.
Grenoble, le 19 mai

J’ai décidé de m’arrêter à Lyon plusieurs jours. Retrouver des souvenirs et des lieux que j’ai aimé fréquenter durant mes cinq années d’étude ici. J’appelle Zéina, une amie lyonnaise. Elle me propose de l’accompagner.
Dix-neuf heures. La réunion une nouvelle fois reportée, nous prenons la route de Grenoble pour aller imprimer la dernière version du mémoire d’expertise‑comptable de Zéina, chez un ami informaticien. Elle soutiendra son mémoire vendredi à Paris. La concrétisation de plusieurs années d’étude. Partie de peu (un CAP), elle a gravi, sans faillir, de cours du soir en vacances studieuses, les différents échelons de la hiérarchie, une persévérance qui fait mon admiration.
Lyon, le 20 mai

Le ciel est devenu menaçant. Je m’extirpe rapidement de la voiture, coincée dans un embouteillage, et cours jusqu’aux quais de Saône. Sous les haies d’arbres agités par le vent, une femme et trois enfants courent aussi, pressés de rentrer avant que l’orage n’éclate. La blancheur de leurs tenues estivales contraste avec la noirceur des nuages. Je les poursuis un moment avec mon appareil photo, avant de retrouver mes deux compères qui m’attendent devant la gare Saint Paul.
Vaincus par la pluie, nous nous réfugions dans un ancien café‑théâtre, reconverti en bar. Ambiance sympathique, un jeune chanteur fredonne une mélodie jazzy, en s’accompagnant à la guitare. Comme à l’accoutumée, par besoin de me prouver qu’ils avancent, les deux garçons me racontent un peu “d’où ils en sont”.
Lyon, le 21 mai

J’abandonne les pentes de la Croix Rousse et les traboules du vieux Lyon pour m’enfermer dans le Musée des Beaux Arts, en cours de rénovation. Au rez-de-chaussée, une exposition sur la peinture flamande, Rubens et ses élèves. Des visiteuses, bien mises, modernes, “juste comme il faut”, suivent par petits groupes leur conférencière. Elles passent de toile en toile… C’est l’exposition qu’il faut avoir vu ce printemps pour être dans le coup.
Aux étages, je poursuis à travers les galeries deux vieilles dames charmantes puis, plus loin, un chauve au crâne luisant… quelques photos intéressantes. Je les abandonne pour une femme de Maillol, qui se dresse soudain devant moi, toute en chair, plus grande que nature. Je me penche pour l’admirer et me perds dans la couleur sombre du métal, la tête me tourne. J’ai l’impression que la statue oscille sur son socle.
Près des peintures italiennes et espagnoles des XVIe et XVIIe siècles, une gardienne me parle des cinq mille francs net qu’elle gagne par mois après sept ans d’ancienneté et le sacrifice de trois dimanches sur quatre. Elle me raconte “l’époque terrible” où le musée était gratuit le dimanche. “Les enfants couraient partout en criant. Les parents passaient leur temps à les poursuivre et à les réprimander. Ce n’était plus une vie. Il fallait sans cesse avoir l’oeil. Maintenant c’est beaucoup plus simple. Je repère tout de suite les gens louches et je les suis discrètement”… comme ses collègues l’ont fait avec moi.
Bron, le 22 mai

Je me sens libre ici, tellement plus libre qu’en ville, libre au milieu de ces champs de blé vert bercés par les risées. Je marche ainsi plus d’une heure. Une forêt, puis la vallée de Saint-Symphorien.
“Il n’y a que par les études qu’on peut s’en sortir”. Je roule sur la route de Lyon, avec un professeur au lycée technique de Saint-Symphorien, fils d’immigrés maghrébins, enfant des banlieues. Il me donne l’exemple de son frère aîné qui a “mal débuté dans la vie…”. “En sortant de taule, il a décidé de tout recommencer à zéro. Il a repris ses études, passé son bac ; il termine cette année un BTS de commerce international”. Décidé à “militer pour que ça change”, il donne, tous les mardis, des cours de rattrapage scolaire à des jeunes de Pierre-Bénite. Une foi en lui, une confiance en l’avenir, inébranlables.
Saint-Foy-lès-Lyon – Bron. Une heure de bus. Karima m’apprend que Zéina a brillamment soutenu son mémoire et qu’il va être publié. Maïla arrive ce soir par le T.G.V. de vingt-trois heures.
Je la cueille à la sortie du train, un tout petit visage, grelottante, épuisée. Comment ai-je pu insister autant pour qu’elle me rejoigne à Lyon ?
Trop fatiguée, pas la force de me parler de son voyage, elle s’endort dans mes bras.