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Valence, le 25 mai

Sortie de la ville, dix-neuf heures. La femme qui m’accueille dans sa voiture me dit qu’elle me trouve sympathique. Je sens qu’elle a surtout besoin de parler. Elle se rend chez son kinésithérapeute à Valence. Recherche de contact. Son regard et son comportement trahissent sa solitude. Un fils artiste qu’elle ne voit plus, une fille exilée aux USA, et un mari qui l’a quittée.
Je fuis le quartier piétonnier du centre ville. Ces quelques semaines, seul sur les routes, ont encore aggravé mon agoraphobie.
Je longe les berges du Rhône jusqu’au centre nautique où m’attend un lit. Un coup de téléphone aux Saintes-Marie-de-la-Mer m’apprend que le rassemblement des Gitans s’est terminé hier et qu’ils quittent les Saintes-Marie aujourd’hui. Inutile de descendre.
Chastel-Arnaud, le 26 mai

Je regrette de ne pas être descendu à Crest, belle sous ce soleil matinal. En remontant la Drôme, le relief gracieusement ondulé disparaît, la vallée se resserre, les montagnes se rapprochent. Saillans se réveille. Des femmes attendent l’ouverture du bureau de poste, des passants, souvent âgés, traversent tranquillement les rues encore fraîches.
Je prends la route du col de la Chaudière. A travers les fines semelles de ma nouvelle paire de chaussures, je sens les moindres aspérités de la route. J’atteins, une heure plus tard, le hameau des Auberts, perché sur une arrête rocheuse. Au dessus de ma tête, les pics des “Trois Becs”, où les premiers nuages viennent s’amonceler.
Gordes, le 27 mai

Les cars déversent leur flot de touristes dans les ruelles. Je regrette d’être venu jusqu’ici. Je me réfugie au frais, loin des terrasses, au “Café des Républicains. […] A une table voisine, un apiculteur. Après une nuit passée avec son fils et sa belle fille à monter des ruches dans l’Ain, il se repose en sirotant une anisette. Hier au soir, à la nuit tombée, quand les abeilles eurent regagné leurs logis, ils avaient dû charger rapidement les ruches sur une remorque pour les transporter, ouvertes, selon la nouvelle législation, jusque dans l’Ain. Avant que l’aube ne les surprenne, ils les avaient déposées près d’acacias en fleurs. “Une occasion à ne pas manquer. Ca donne un miel qui vieillit bien”. Son fils et sa belle fille sont restés là-haut pour s’occuper des cent vingt ruches et charger les claies.
Une femme, souriante et très bavarde, me demande le journal que je viens à peine de récupérer sur le comptoir. Je le lui tends, de toute façon je n’avais guère envie de le lire. Elle en profite pour engager la conversation avec moi. Un jour par semaine, elle descend à Gordes ouvrir l’échoppe où elle vend ses produits artisanaux et ceux d’amis avec qui elle vit en communauté près de Valréas, au coeur de l’enclave des papes. Je ne peux m’empêcher de lui demander ce que font les siens. Malgré moi, ma phrase est pleine de commisération ; elle le sent. “Mon fils aîné est architecte, une de mes filles étudie aux Beaux Arts et la cadette est encore au lycée…”, me répond-elle avec un sourire mi ironique, mi amusé. N’ayez crainte. Ils s’en sortiront.”
Manosque, le 28 mai

C’est le jour des communions solennelles à Manosque. Un homme passe les bras chargés d’un gros gâteau surmonté de petits communiants en aubes blanches. Devant la boulangerie, une femme endimanchée traîne son “petit monsieur cravaté”, derrière elle. A l’intérieur, la serveuse me tend aimablement une demi‑baguette. Je sors par la porte de derrière et découvre, dans l’arrière-boutique ouverte sur la ruelle, une magnifique pièce montée. Je pointe mon objectif dessus et dois m’échapper en vitesse sur les recommandations de la serveuse : “Si la patronne vous surprend…” Elle n’est pas vraiment du genre commode, je m’en suis aperçu tout à l’heure en touchant un pain du bout du doigt.
Quand j’arrive devant l’église, le parvis est désert. Assis sur un banc, un homme et une femme, Sans Domicile Fixe, mangent. A quelques mètres de là, sur une place ensoleillée, des couples déjeunent à l’ombre de parasols. Plus haut, près de la porte du nord, dans la rue piétonne, deux femmes nettoient le pas d’une boucherie à grande eau. L’ancienne propriétaire est venue aider la nouvelle. Ces deux femmes au sourire généreux qui posent devant mon appareil photo, leur balai à la main, sont mon soleil de midi.
Seize heures, à la sortie de la ville, devant une grosse plantation de pommiers envahie de tuyaux d’arrosage. Une voiture s’arrête, le conducteur m’accueille chaleureusement.
Grasse, le 29 mai

Je traverse le marché aux fleurs de Grasse et me laisse griser par leurs parfums.
Rue commerçante. Je découvre une échoppe qui détonne singulièrement avec les belles boutiques environnantes. Un minuscule local sans porte, au rideau de fer à moitié baissé, un comptoir en guise de devanture. Au fond, un homme de forte corpulence s’affaire autour du four. Il sue à grosses gouttes. Sur le présentoir, des gâteaux aux noms étranges me donnent un prétexte pour engager la conversation. L’homme a fui la Hongrie en 56 et a passé plus de trente ans dans les cuisines de restaurants parisiens. Un jour, il s’était rendu compte “que sa jeunesse était derrière lui”. Il lui fallait partir de nouveau, fonder une famille pendant qu’il en était encore temps. Il s’est marié il y a quatre ans et a maintenant deux filles.
Var, départementale 559, le 30 mai

J’ai l’impression que je n’arriverai jamais jusqu’à Marseille en stop. Redescente sur la nationale. Je suis toujours aussi admiratif devant l’exubérance de la végétation.
Après une belle balade le long de la côte, je grimpe dans un car à l’heure du ramassage scolaire. Les enfants descendent tous à Agay. Un jeune couple monte à la station suivante et demande subitement l’arrêt sur une route sinueuse. La femme, d’une inquiétante pâleur, descend prendre l’air un moment puis remonte. Le véhicule redémarre… Deux minutes plus tard, nouvel arrêt. Certains passagers marquent leur impatience. Le chauffeur, les bras repliés sur son volant, attend sans énervement. Le mari, confus, m’explique que sa femme est enceinte.
Toulon, le 31 mai

Le marché bat son plein. Premiers melons, pastèques ou nèfles. Marchands d’épices et d’olives. Odeurs. Une ambiance cosmopolite et chaude, un bouillonnement de vie, de cris, de rires, d’accents. Des commerçants arborent les couleurs du Racing Club toulonnais qui “monte” samedi prochain à Paris pour la finale. Le Grand Prix de Monaco qui se court cet après-midi, ne suscite pas le même intérêt. Le rugby avant tout. Les fleuristes sont en liesse : fête des mères oblige.
Dans les rues de la basse ville, au coeur des quartiers populaires, je rencontre de nouveau des marins américains. Je me mets en chasse, et les photographie de dos. Ils croisent des Toulonnais. J’espère que ceux-ci se retourneront sur leur passage. Mais non. Ils font parti du décor ; spectacle banal et sans intérêt. Sur le marché, la même indifférence, pas même un regard pour les “Marinette”.
Seize heures, je récupère mes affaires à l’hôtel et vais me poster à l’entrée de l’autoroute. Regards absents,… gestes stupides, blagues grasses de fin de week-end. Je me compose un sourire, et commence à penser grand bien des Varois !
Deux heures plus tard, n’y tenant plus, je me replie sur la gare et grimpe dans le premier train pour Marseille. Je ressens chacun de ces voyages en train comme un échec. Comme si je n’avais pas suffisamment persévéré. Pourtant, assis au calme dans le train qui s’ébranle, je me sens soulagé.
Cassis, le 1er juin

Une belle Indienne, arrivée dans la soirée avec un simple sac en bandoulière, lit assise au soleil. Les lieux se sont métamorphosés depuis la veille. La mer, en contrebas, s’étend calme et azurée. Au fond de la baie, Cassis et, en face, les falaises blanches de Cap Canaille. Sur le plateau, la tonsure laissée par l’incendie d’une forêt. Les arbres ont été coupés.
Petit à petit, le chemin que j’ai emprunté, s’efface. J’avance au milieu de branches d’arbustes calcinés, sur une roche devenue coupante à la suite de l’incendie. J’atteins bientôt le creux d’une vallée préservée qui débouche sur une paisible calanque. Un bateau est au mouillage. Je me baigne au soleil. Plaisir de sentir mon corps se revitaliser. Un gros véhicule blanc s’immobilise sur le chemin. Deux hommes en descendent. Je les vois récupérer des sacs poubelle pleins, les remplacer et nettoyer la plage. Je sèche au soleil.
Porto, le 2 juin

Je traverse le paysage fantastique et lunaire des Calanches rougeoyantes de Piana dans la voiture d’un jeune Anglais, envoûté comme moi par la beauté de la côte sauvage.
A la sortie de Porto, il me propose de l’accompagner ; il doit rendre visite à un ermite avec lequel il a sympathisé. Il lui apporte de l’eau potable. Un chemin de terre nous conduit jusqu’à son refuge, une ancienne bergerie surplombant la mer. L’homme, le corps maigre et bronzé, vêtu d’un simple slip, mange des crêpes lorsque nous arrivons. A la vue de mon appareil photo, il se montre méfiant : suite à un article de presse, l’Office National des Forêts l’avait chassé d’un précédent ermitage dans le midi de la France. Vivant en osmose avec la nature, il ne représente pourtant aucun danger. Simplement une anormalité inconcevable pour l’homme “civilisé”.
Chaque semaine, le jour du marché, il descend au village où les commerçants lui offrent de quoi survivre. Mais il a perdu l’habitude de communiquer. Les mots qu’il prononce avec difficulté, sont un mélange d’allemand, sa langue maternelle, de français et d’anglais. En 83, il était descendu, à pied, de Paris à Marseille, où il avait trouvé un bateau pour le conduire clandestinement en Corse. Il ne retournera jamais en Allemagne où il était architecte. Quand le jeune Anglais lui demande si sa quête est mystique, il le détrompe avec un geste las ; il n’est inféodé à aucune religion. Nous sentons qu’il veut maintenant rester seul. Je m’imagine qu’un jour on le retrouvera mort de froid ou de faim, corps décharné, inanimé, oublié de tous.
Calvi, le 3 juin

Je me dirige vers la vieille ville de Calvi. Une image m’est revenue durant la nuit, celle d’une photo représentant un groupe de légionnaires traversant une place ensoleillée. […] Des hommes qui s’engueulent pour des histoires de factures, des chiens qui se poursuivent, un enfant, emporté par son élan, qui dévale une ruelle et traverse la place, sous les cris de sa mère. Un quart d’heure passe ; j’aperçois un légionnaire, son paquetage sur l’épaule. Je colle mon oeil derrière le viseur. Il me dépasse. Quelques mètres encore… il se retourne à l’intention de quelqu’un au-dessus de ma tête. Je déclenche. L’image n’est pas fantastique. Je me retourne et découvre le contre champ. Penchée à sa fenêtre, au dernier étage d’un immeuble, une jeune femme, son enfant dans les bras, lance un dernier signe d’adieu à son mari qui disparaît déjà dans la caserne.
Autour de Sartène, le 4 juin

Une vieille R4. Le chauffeur m’engueule proprement alors que je m’installe : “Ca va pas non !… Mais laisse-moi ça, pas de ceinture dans ma voiture !”. Arrivé à son village, il m’invite à boire un pastis et me parle de sa vie passée à Paris, du garage de la Butte Montmartre revendu pour venir finir ses jours au pays avec sa femme. Je sens qu’il pourrait me parler encore pendant des heures : joie de s’entretenir avec un gars de Paris, de citer les rues de la capitale qu’il fréquentait…
Un cadre des Ponts et Chaussées, en retraite à Sartène depuis huit ans, prend le relais. “Je n’ai été nommé ici que trois ans durant ma carrière, mais le climat, la splendeur de cette région de mer et de montagne, et le tempérament des habitants m’ont fait opter pour la Corse du Sud.” […] “A partir du moment où tu ne fais pas de politique, personne ne t’embête”.
Propriano, le 5 juin

Le bateau qui me ramènera sur le continent cette nuit est à quai. J’ai l’impression de quitter une bien-aimée à qui je dois promettre un retour prochain. Je regrette d’avoir rencontré si peu de Corses. Certains m’ont avoué, comme par défi, leur sympathie pour les indépendantistes, d’autres leur farouche appartenance au drapeau “bleu, blanc, rouge”. Mais tous m’ont chanté leur amour pour leur île.
Mon appareil photo, commence à me jouer des tours. Le pas de vis du bras de réarmement est usé, il ne prend plus. Deux hommes, appareil autour du cou, se promènent avec leurs épouses sur le pont du navire, à la recherche de la photo idéale. “Tu as bien mis un premier plan… Tu as cadré avec les montagnes dans le fond ?…”
Marseille, le 6 juin

le bateau accoste à Marseille. […] L’appareil rafistolé, le sourire retrouvé, je cours au marché aux poissons, sur le port. Déception, l’ambiance y est, certes, mais sur les étalages, le poisson ne brille ni par sa taille, ni par sa quantité. Je rejoins le cours Julien et traverse d’autres marchés, marché aux vêtements, marché aux fruits et légumes : multitude des couleurs, des races, des métissages, et toujours l’accent chantant. J’aimerais lire des romans qui, comme ceux de Naguib Mahfouz pour le vieux Caire, décriraient la vie d’un quartier, à travers des personnages riches, complexes, humains, et aussi inoubliables que ceux de la famille d’Ahmed Abd El‑Gawwad. J’ai souvenir du documentaire de René Allio : “Retour à Marseille”, racontant, à travers l’arrivée et l’installation de sa famille dans la ville, l’histoire de l’immigration italienne.
Martigue, le 7 juin

Quelques courses sur le marché et je cours m’abriter sous un pont pour déjeuner. J’ai les pieds trempés, les semelles de mes chaussures se sont fendues le week-end dernier sur les cailloux coupants des calanques de Cassis. Repas mouvementé : signal d’alarme, gros bruit de machinerie. Le pont sous lequel j’ai trouvé refuge, se lève : un bateau s’apprête à quitter l’étang de Berre.
Je profite d’une éclaircie pour sortir de mon abri. De l’autre côté du pont, des rues détrempées et silencieuses ; une ville méditerranéenne en hiver. Pause café avec en fond sonore, Roland Garros ; la finale homme s’apprête à commencer sous un magnifique soleil. Je quitte Martigues.
Fontvieille, le 8 juin

Les cavaliers pressent le pas et disparaissent au bout de la rue principale avec leurs taureaux. Une barricade est dressée. Les taureaux vont maintenant passer, un par un, accompagnés de trois ou quatre cavaliers. Le premier se lance. Des hommes se préparent à bondir sur lui, mais l’animal, trop rapide les dépasse ; ils se réservent pour le suivant… Le voilà. Cette fois, ils l’attrapent par les cornes et l’immobilisent. La foule, massée de part et d’autre de la chaussée, est en délire, des adolescents accourent pour toucher le taureau, tenir sa queue. Brusquement, les hommes relâchent la bête fougueuse qui reprend aussitôt sa course folle…
Spectacle dangereux, merveilleux, au milieu de villageois ravis. Les taureaux passent et repassent toujours avec autant de succès. La matinée se termine dans un bar avec les descendants du propriétaire du mas du Fort, un beau cavalier ressemblant à Jean Rouch : même regard brillant, même vitalité défiant le temps.
Montpellier, le 9 juin

Route de Montpellier avec un cadre en recherche d’emploi. Deux années à Barcelone, à la tête de la succursale d’un cabinet d’organisation français, et retour en France, où il avait trouvé un poste de directeur commercial à Perpignan. Mais une incompatibilité d’humeur avec son nouveau patron lui avait fait rompre son contrat au bout de deux mois. “La première question qu’il m’a posé lors de l’entretien d’embauche c’était : “”Quelle est votre religion ?”. Il ne cachait pas ses opinions : pas d’Arabe, ni de Juif dans sa société.”… Après un long silence, il retrouve le sourire pour se replonger dans sa jeunesse : “Le stop, de mon temps, c’était une véritable philosophie du voyage, pas seulement un moyen pratique de se rendre d’un point à un autre, comme aujourd’hui… Voyez. Je rêverais de prendre six mois de vacances. Je le ferais si j’avais un travail qui m’attendait à l’arrivée. Mais il faut être réaliste. C’est trop facile de faire porter la faute sur les Arabes. On va vers une société à deux vitesses comme aux Etats-Unis…
Port-Vendres, le 10 Juin

A quai, un thonier avec une dizaine de marins à bord. Le patron, un robuste gaillard, m’invite à monter à bord. Les hommes ont l’air épuisé. Ils reviennent de quelques jours en mer, au large des Baléares où ils ont essuyé une terrible tempête, comme cela arrive une ou deux fois par an, avec des vents de force dix. Cette nuit, sous la violence des chocs, la coque du canot de survie a explosé. A l’avant du navire, une lame est venue éclater un hublot au niveau des couchettes. La mer a inondé la cabine, trempé toutes les affaires du plus jeune marin, fils d’un libraire de Sète, résolument décidé à ne pas marcher sur les traces de son père. C’était sa première campagne sur un thonier. […]
Le camion frigorifique arrive, on ouvre les cales du navire. Les monstres apparaissent, des thons de plus de deux mètres de long, et de plus de deux cents kilos. Ils seront acheminés vers l’Italie pour être mis en conserve. Le jeune marin, agile, descend dans la cale et, à l’aide de crochets, sort un monstre des soutes et le traîne jusqu’à la lumière, sous le regard taciturne d’un vieux marin. La grue attend pour la pesée et le chargement…
Au bout de deux heures de travail, ils m’invitent à partager leur repas, une simple salade, des tomates et une friture d’anchois accompagnée d’un bon vin qui réchauffe…