Extraits des « carnets d’avant guerre » accompagnés de 32 photographies prises en Syrie et Jordanie lors de la période d’ultimatum qui précéda la première guerre du Golfe en janvier – février 1991
Paris, le 8 décembre 1990
Une fois réveillé, j’ai eu le temps de réfléchir à loisir aux photos à prendre pour marquer chaque journée. Je crois en l’impression ressentie devant une photo plus qu’en sa représentation même. Je crois en l’heure du loup comme Bergman.
Aéroport Roissy-Charles de Gaule, 8h, il neige… Je fuis Paris, comme l’an passé. Ici l’hiver semble vouloir s’installer pour de longs mois. Je sors mon appareil photo : dans le hall du satellite d’embarquement, des gens attendent leur avion, direction le soleil : Pointe-à-Pitre, le Gabon…
Damas, le 9 décembre
C’est étrange comme j’aime savoir où je suis pour m’y perdre par la suite.
Merveilleuse promenade dans Damas aujourd’hui, mais je ne sais pas encore s’il est facile de faire des photos ici ; crainte des multiples polices et autres services secrets qui doivent sauter sur tout ce qui est différent de la norme, à plus forte raison un photographe qui ne prend pas de monument.
Aujourd’hui, c’est un Damas de loin que j’ai photographié, un Damas beau certes, mais de peu d’intérêt, un Damas vu de ses toits avec ses antennes de télévision et ses cheminées qui répandent de fortes odeurs sur les terrasses du quartier.
La folie frappe aux portes de l’esprit dès que l’on ne maîtrise plus la situation. Devant l’ambassade de France, une femme, la quarantaine, le type méditerranéen, passe ses journées devant l’entrée de l’ambassade dont l’accès lui est interdit. J’ai appris qu’elle répondait au nom de Marie, et que son drame remonte à quelques années déjà, au jour de son renvoi de l’ambassade où elle travaillait. Ce licenciement inconcevable pour elle, caché à ses proches, la fait se lever chaque matin pour aller « travailler » à l’ambassade.
Damas, le 10 décembre
Découverte du centre de Damas. Incapable de faire une photo : un homme arrive du fond d’une ruelle portant de grands aigles empaillés. L’un d’eux tient dans son bec un lapin. Image violente, mais légèreté malgré tout de ces ailes tendues vers le ciel.
Hésitation… Trop longue… Photographier est un acte d’osmose entre le photographe et son sujet. Dès que l’on sent, par respect ou tout simplement par paresse, peur ou timidité que l’on ne peut pas prendre cette photo, tout est perdu. Comme l’albatros, c’est une catastrophe à l’atterrissage.
Damas, le 11 Décembre
Après quelques jours ici, quelques journées sans inspiration, sans grande découverte, alors que le soleil commence à se voiler au dessus de Damas, je ressens une certaine nostalgie de l’Egypte, des Egyptiens, de cette anarchie. Ici tout est très sérieux, l’enfant de la rue se désintéresse de l’étranger, et dans les cafés, tout semble terne, effacé.
Mosquée des Omeyyades, tombeau de St Jean-Baptiste, on embrasse les colonnes de l’enclos, on s’agrippe aux grilles dorées et, en quête d’une prière pour les siens, on vient voir les deux ou trois religieux aveugles assis à quelques pas de là. Hommes et femmes sont rassemblés dans la mosquée. Seul le responsable des lieux qui gratte les tapis avec une clef, semble prêter une certaine attention à la gent féminine.
Damas, le 12 Décembre
Rencontre avec Ismaël Kadaré à travers son roman « Qui a ramené Doruntine » que j’aurais aimé lire sous forme de nouvelle. Découverte des querelles intestines entre les églises romaine et byzantine au moyen âge, mais avant tout, réflexion sur les vérités fabriquées, celles que l’on donne en pâture au peuple, et sur la notion du parti-pris. Chacun ne fait que retranscrire sa propre personnalité en racontant un fait ou en donnant son avis.
Je m’éloigne déjà de Damas. Je m’y suis pourtant perdu cet après-midi. J’ai désiré aussi gravir le mont Qassioûn afin de surplomber la ville. Malheureusement, bloqué par la falaise et entouré de maisons, je n’avais alors sous les yeux qu’une vue parcellaire sur cette immense cité.
Damas, le 13 Décembre
Vu des chars sur de gros camions près du stade des Abbassides. La guerre se ferait-elle plus proche ? Pourtant ici tout semble si calme, et si je n’en ai pas parlé plus tôt, c’est que je n’y crois pas moi même. J’ai l’impression d’assister à une démonstration “musclée” américaine.
Je suis frappé pourtant par le nombre d’hommes en tenue militaire : estropiés, borgnes et manchots rescapés du conflit libanais ; impressionné par leur jeunesse, et effrayé à l’idée qu’il leur reste quarante ou soixante ans à vivre avec de telles infirmités.
Damas, le 14 Décembre
La journée s’est écoulée paisiblement, sur la terrasse au soleil, à lire « la mort d’Artemio Cruz », comme si j’avais vécu toute ma vie ici. Pourtant, le jour finissant, une angoisse naissait, celle de la photo du jour qu’il restait à faire.
Ce n’est qu’à la nuit naissante que je me décidais à quitter mon nid.
J’aime me promener dans le quartier, observer les marchands de fruits et légumes, faire la queue pour acheter une ou deux galettes de pain, découvrir les petites corruptions (la cigarette qu’on offre pour être servi en premier), regarder les hommes au four, l’attente des clients dans la petite échoppe, pièce centrale du quartier.
Maaloula, le 15 Décembre
Derrière le couvent orthodoxe fortifié qui domine le village, un homme travaille aux champs, une petite mule tire sa charrue. A quelques mètres de là, de petits porcelets s’ébattent au milieu des vaches et des oies de la ferme. Et, derrière les vignes, dans les montagnes où paissent les moutons, la voix d’un homme répond à l’appel d’un voisin.
Dans la chapelle du couvent, des icônes dorment paisiblement au pied d’un petit autel. A quelques pas de là, dans une pièce voisine, des hommes s’affairent religieusement autour d’un tonneau qui déverse son saint liquide en bouteille.
Au dehors, un affreux chien, plus rat que chien, se laisse prendre en photo ; mais c’est l’écorce blanche d’un arbre qui retiendra mon attention.
Tartous, le 17 Décembre
J’aime ces promenades, ces méditations le long des plages, celles qui ressourcent. Je repense à l’heure du loup, à la photo de Marc Riboud d’enfants noirs qui se chamaillent au bord de l’eau, avec les lumières d’un port dans le fond.
Plus loin je trouve des enfants dessinant des cargos sur le sable mouillé, à l’aide de couteaux. Un visage vient se coller, comme un intrus, dans le haut de mon viseur, j’aimerais le gommer de l’image. Mais n’est-il pas là pour me rappeler à l’ordre : la vie est un cartoon, tout y est possible ; il suffit d’être vierge et de ne rien rejeter. Je déclenche.
Krak des Chevaliers, le 18 Décembre
Sur le bateau qui me ramène sur la terre ferme, fasciné par les nuages, je varie les prises de vue en passant devant de gros bateaux qui mouillent entre l’île et le continent. Petit à petit, le ciel vient prendre de plus en plus de place dans le cadre, pour finir par l’envahir totalement. Je revois ces tableaux du XVIII-XIXème siècle qui dorment tranquillement au fond de nos musées régionaux, peintures champêtres où le ciel tient une place majeure que la photo ne lui reconnaît plus, comme si nous avions perdu le sens des saisons, du poids d’un nuage.
Quelques heures après, je me retrouve au pied du « Krak des Chevaliers », immense forteresse de l’époque des croisés.
Palmyre, le 19 Décembre
Invité à suivre un bédouin jusque chez lui, j’imaginais que l’histoire de « La Momie » (film égyptien) était universelle et pouvait très bien se transporter de la vallée des rois de Thèbes à celle des tombeaux de Palmyre.
Assis dans la cour de sa demeure, impressionné par la quantité de dents en or qui m’entourait, et alors que je m’apprêtais à quitter mes hôtes après un repas ô combien indigeste, mais si généreusement offert (cliché), une des filles du bédouin me présentait une pleine poignée de pièces anciennes et de pierres précieuses… un seul pas à faire, vu qu’une des pièces était très belle, entendu qu’un autre l’achèterait demain… Mon esprit vacillait. Je revoyais les images de « La Momie », ces dents en or, ces mouches en quantité à peine croyable et ce tas de pièces au musée de Damas. Ne pensant plus qu’à fuir, je me relevais, remerciais chaleureusement mes hôtes et passais le mur d’enceinte accompagné de la jeune fille. C’est alors que le couperet tomba : « Bakchich »… Déboussolé, je quittais cette famille bédouine avec ce sentiment peu noble de répulsion, comme si cette famille avait perdu son âme. Impossible en réalité à un occidental de porter un jugement sur ce geste et ce trafic qui remonte à la nuit des temps…
Hama, le 20 Décembre
Aujourd’hui Bush annonce au monde entier « Nous sommes prêts » ; de son côté Saddam Hussein vide Bagdad du quart de sa population. L’URSS va mal : Chevarnadze vient de donner sa démission. L’Occident qui soutient Gorbatchev doit avoir très peur qu’il ne saute à son tour. Qu’adviendra-t-il alors ? Réel nouvel ordre mondial ? Poussées nationalistes ?
De Hama, c’est l’image non photographiée de tête d’animaux, d’os rouges et décharnés, squelettes jetés au pied d’une noria derrière la citadelle, qui aura marqué cette journée et m’aura fait fuir cette ville, paraît-il si agréable… sans doute du temps où l’Oronte n’était pas réduit à ce mince filet d’eau stagnante, avant la sanglante répression de 1982.
Damas, le 21 Décembre
Aujourd’hui Damas est morte, cruellement ennuyeuse comme le sont nos villes provinciales le dimanche… J’aime l’anarchie des mégapoles, jamais un temps pour souffler, de la vie, toujours de la vie, impensable que cela puisse finir un jour… J’imagine qu’ici, lors de la disparition d’un parent, l’on prend le temps d’accompagner son âme dans l’au-delà… Tout s’est passé si vite pour mon père.
Cette nuit, fin de la descente aux enfers. Demain les jours rallongent… résurrection de l’esprit, des nouveaux printemps. Dans le ciel, à mi-chemin entre la mosquée et l’église, un croissant de lune vogue calmement d’une constellation à l’autre.
Damas, le 22 Décembre
Excursion à Madaya, petite ville commerçante nichée sur les contreforts de l’Anti-Liban, à quelques kilomètres de la frontière, cité des trafiquants, du marché noir. Coopérants Russes et membres de la FINUL débarquent ici par cars entiers à la recherche du dernier gadget électronique.
Aujourd’hui un vent glacial balaie la rue principale et c’est avec plaisir et sans remord que nous quittons cette bourgade bien avant la nuit pour finir l’après-midi à la bibliothèque du centre culturel français, au milieu des ambassadeurs de la pensée.
Damas, le 23 Décembre
Sur le pont de l’université, le temps d’une discussion à laquelle je ne m’étais pas associé, mon oeil vagabond est venu butiner la cité : derrière le Barada drainant une eau sale et usée, l’armée retranchée surveille l’issue du pont au bout duquel se dressent les façades d’immeubles marquées d’impacts de tir. En contre bas, le long de la voie des berges, des taxis déversent sur un immense parking d’élégants jeunes gens, étudiants des beaux quartiers. Un peu plus loin, les cars de la compagnie nationale s’arrêtent à intervalle régulier. Des hommes en descendent un thermos à la main, longent le mur d’enceinte de la foire internationale et disparaissent à l’autre extrémité du pont, happés par la foule des étudiants et des voyageurs…
Damas, le 25 Décembre
Ce matin, petit déjeuner léger de lendemain de réveillon, un simple verre de thé. Et déjà nous nous retrouvons dans les caves tristounettes d’une ambassade pour une demande de visa. Le roi de Jordanie, épinglé aux quatre coins de la pièce, est bien le seul à nous sourire.
13h retour à l’ambassade. Passé du sous-sol à l’étage. Dans une vaste pièce, derrière son bureau, un auguste ambassadeur suintant l’ennui, appose sa signature sur nos passeports et se replonge tout aussitôt dans son journal.
Amère sentiment de culpabilité : pas plus de photo aujourd’hui qu’hier.
Damas, le 26 Décembre
Départ pour la Jordanie. Journée galère dans un état encore fébrile… Galère à la station des taxis, deux heures d’attente dans le véhicule avant le départ. L’occasion tout de même de faire quelques photos à travers le pare-brise. Galère au poste de douane : commerce un peu abusif du chauffeur qui avait acheté fruits, légumes et cigarettes en abondance à la sortie de Damas. Le temps de refiler la marchandise à des confrères qui remontaient sur Damas, et nous reprenions la route deux heures plus tard. Enfin, galère à Amman dans un taxi qui nous baladait de colline en colline au bon gré de son humeur ou plutôt de celle de son compteur.
Pétra, le 27 Décembre
Découverte du site baignant dans la douce lumière de cette fin d’après-midi… magie due à la folie des lieux, de ces décors intemporels où l’on se sent si humble… splendeur du « Khazneh » taillé à même la roche sur lequel on débouche après deux ou trois kilomètres d’une marche interminable au fond d’un canyon.
Je garde ce soir cet étrange sentiment d’avoir découvert le berceau de notre civilisation. La rencontre avec Pétra vient scinder ma propre existence en deux. Un homme nouveau est né qui s’endormira ce soir sous six kilos de « chauffage local », une bonne dizaine de couvertures…
Pétra, le 28 Décembre
Remonté sur Amman avec le chauffeur de la veille. J’ai aimé son visage jovial, cette moustache, ce keffieh, ses saluts aux paysans dans les champs, l’idée qu’il soit le passeur, celui qui sort le village de son enclave. A 12h, lorsque nous nous arrêtions devant la mosquée d’une petite ville minière pour le prêche et la prière du vendredi, j’avais l’impression de comprendre les paroles de l’imam : politique, problèmes du Golfe.
Promenade dans Amman durant l’après-midi. J’ai apprécié cette ascension de la citadelle, cette vue sur les différentes collines qui rendent la ville si surprenante. Des « taxis servis » permettent de passer d’un djebel à l’autre… J’ai vu la nuit tomber au pied de l’amphithéâtre sous une lune grossissante, avant de regagner l’hôtel à travers les quartiers commerçants. Sur les vitrines et les pare-brises des véhicules, nombreux posters de Saddam Hussein au côté du roi Hachémites. Sentiment d’anti- américanisme, renforcé certainement par le fait que Bush vient de rappeler ses ressortissants. A voir, ce matin, cette famille américaine, le père, la mère et leurs trois filles, descendant à cheval le canyon qui mène au site de Pétra, comment croire qu’une guerre se prépare.
Jérash, le 29 Décembre
Le site de Jérash, malgré la beauté de ses amphithéâtres, de son hippodrome et autres merveilles, déçoit… certainement le souvenir trop présent de Pétra. Sans doute aussi la présence d’une ville bruyante, à l’architecture désordonnée aux portes de la cité antique.
Dans le bus qui remonte à la ville frontalière, discussion avec de jeunes étudiantes… Saddam est considéré comme un héros de l’Islam qui se dresse contre le géant, l’infidèle… Le fait que les Iraniens ou les Koweitiens soient musulmans, ou que Saddam Hussein soit à la tête d’un parti laïc, importe peu.
Damas, le 31 Décembre
Depuis quelques jours, mon esprit est balayé par des vents d’une « autre » époque. J’imagine un peuple jouet de régimes incompétents : coupure d’eau, famine, isolement, rumeurs et guerres… et m’apparaît alors l’amphithéâtre de Bosra, riche de ses quinze milles spectateurs vêtus de toge blanche : une vie de spectacle, d’art et d’esprit. En septembre dernier, durant le festival de Bosra, lors du concert de Fairuz, plus de cent cinquante milles personnes se tenaient autour de la citadelle…
Ce soir réveillon chez une chercheuse de l’IFEAD qui travaille sur l’interprétation des rêves. Dans le miroir, en me rasant, je découvre une magnifique lune toute joufflue qui se lève, l’occasion de faire la photo du jour.
bus pour Alep, 2 Janvier
Dès notre arrivée à Alep, rencontre avec un Syrien parlant admirablement le français, l’anglais et l’allemand. Découverte du souk, des caravansérails, véritable voyage dans le temps où seuls bicyclettes et autres véhicules motorisés étaient là pour nous rappeler que nous étions au XXème siècle. Après-midi passée à discuter avec notre guide à la terrasse d’un café, homme érudit, grand spécialiste de la contrebande d’antiquités, travaillant sur catalogue avec des occidentaux. L’archéologue est le pire ennemi du bédouin qui vit depuis des générations des trésors de sites encore inconnus de nous.
Alep, le Jeudi 3 Janvier
Passé la matinée au musée d’Alep. quelques pas d’ici, au fond d’une pièce humide et froide, sur une petite tablette d’Ugarit, un roi demande à ce que Nana ne contamine pas les autres femmes du palais. Pour ce faire, il faudrait qu’une coupe, un fauteuil, ainsi qu’un lit, lui soient alloués… A peine croyable, prémonitoire… Nana deviendra quelques millénaires plus tard un personnage de Zola…
Je sens d’ici l’enchantement que peut ressentir le chercheur lorsque décryptant ces tablettes, il se retrouve trois mille ans plus tôt, dans un univers de chair et de sang qu’il est le premier à explorer.
Alep, le 4 Janvier
Dans une dizaine de jours expiration de l’ultimatum. Déjà Air France modifie ses vols « long courrier » à destination de l’Extrême-Orient : plus d’escale à Abu Dhabi et autres aéroports du Golfe.
Mardi ou mercredi prochain, rencontre américano-irakienne à Genève. Saddam Hussein va-t-il jeter un peu de lest, quitter l’impasse dans laquelle il s’est engagé ? Les problèmes majeurs du Proche Orient seront-ils à l’ordre du jour ?… Je ne pense pas que les Américains le laisseront s’en sortir indemne.
Promenade dans les quartiers chrétiens et arméniens. Un homme, arrivé de nul part, demande si nous n’étions pas perdu, si nous savions que nous étions dans l’ancien quartier chrétien, envahi aujourd’hui par les musulmans. Après avoir répété sa question avec plus d’insistance, il disparaissait comme il était apparu.
Au pied de la citadelle, à l’heure où les parents dorment encore, les enfants sillonnent les rues du souk, les bras chargés de pain. Plus loin, un homme arrive, qui semble se prendre pour un taxi. Je pense immortaliser sa folie, mais deux hommes, genre moukhabarat m’observent de leur 504. L’homme taxi met les gaz, me dépasse et disparaît à l’angle d’une rue en pétaradant.
Damas, le 6 Janvier
A l’université de Tunis, il y a de cela quelques années, un vieux professeur de mathématique retrouvait une de ses plus brillantes élèves, partie compléter sa formation scientifique à Paris. Elle portait maintenant le voile, et refusait la main amicalement tendue de son ancien maître, qui se retrouvait tout penaud… Qu’à cela ne tienne. Enthousiaste, il engageait la conversation sur l’expédition spatiale américaine qui avait lieu le soir même. La jeune femme, le coupait alors brutalement : « Mais voyons, vous savez très bien que tout ça c’est de la science fiction! »…
Bosra, le 7 Janvier
Retour à Bosra, un des rares sites archéologiques où la population n’a pas encore été déportée pour faciliter les fouilles. Femmes et enfants hantent ses rues labyrinthiques. L’âme errante et vagabonde, je me retrouvais bientôt aux portes de la ville. Un léger souffle caressait les feuilles diaphanes des arbres. Attiré par des cris, je quittais ce lieu magique et rejoignais l’école à travers le cimetière où le corps d’un chien se décomposait paisiblement au soleil. Magnétisée par l’objectif, une horde d’écoliers déferlait sur moi.
Damas, le 8 Janvier
Des rumeurs commencent à naître ici et là, et deviennent le principal sujet de conversation dans la communauté française de Damas. On dit que la France aurait donné l’ordre aux femmes et aux enfants de revenir. On dit aussi qu’il est très difficile de trouver un billet d’avion, et que diplomates et industriels seraient les premiers à être rapatriés. Du côté des ambassades allemande, espagnole et belge, c’est le mutisme le plus complet.
Essai photo floue sur Maïla, passage à la photo personnelle, thème cher à Bernard Plossu, photographe de l’intime, loin du reportage de guerre. Les photos prises dans le feu de l’action sont pleines d’erreurs. Elles répondent au désir du public de vivre l’horreur sans se salir. De plus on nous présente rarement ces reporters en action. On parle souvent d’une photo prise au Sud Vietnam, d’enfants fuyant des bombes au napalm, qui aurait mobilisé l’opinion américaine et aidé ainsi à mettre fin au conflit. Mais comment oublier ce court reportage filmé où l’on voit les photographes qui courent devant ces enfants effarés, cherchant à prendre la meilleure photo sans jamais penser à leur venir en aide. Je comprends Don McCullin qui s’est retiré de ce métier, préoccupé aujourd’hui par le désir de vivre et de photographier l’océan.
Damas, le 9 Janvier
Aujourd’hui, journée décisive pour le règlement de la crise du Golfe. La simple rencontre entre Tarek Aziz et James Baker qui devait durer quelques minutes, s’éternise. Au moment où Mitterrand commence sa huitième conférence de presse depuis le début du conflit, les deux hommes se quittent après six heures d’entretien… Aucune déclaration… Mitterrand ne sait quoi dire…. Plus tard dans la soirée, nous apprendrons que l’Algérie et l’OLP ont été convoquées à Genève. On parle maintenant d’échec, les Américains ne cèdent pas, il n’y aura pas de discussion sur la Cisjordanie avec la libération du Koweït.
Damas, le 10 Janvier
Rendu visite à un ami syrien. Discussion sur l’ambiance d’ici à propos de la crise du Golfe… aucune inquiétude. Si les Libanais se ruent dans les magasins pour y faire des provisions, à Damas tout le monde vit paisiblement, le peuple ne croit pas à la guerre. Pourtant les analyses occidentales sont beaucoup plus pessimistes. Après l’échec de la rencontre de Genève, on attend la visite de Perez de Cuellar à Bagdad pour samedi. Mardi prochain à minuit (heure américaine) que feront les Etats-Unis et les alliés qui stationnent en Arabie Saoudite ? L’ONU propose un Koweït sans Américain, Saoudien ou Egyptien.
Damas, le 11 Janvier
Depuis deux ou trois jours la tension monte au sein de la communauté française de Damas. Réunion journalière avec le directeur de l’IFEAD, interdiction de quitter Damas. Le chef de secteur, nommé il y a quelques mois, doit savoir où vous trouver le jour « J ». On demande aux ressortissants de faire quelques réserves, riz, fromage et beurre, et de préparer un bagage de quinze kilos… Par où s’enfuir ? La Turquie probablement. Les rumeurs vont bon train.
En France, réaction de panique, les supermarchés sont dévalisés. Le Français civique fait ses provisions, honteux affolement collectif qui fait doucement sourire ici.
Damas, le 12 Janvier
Etrange promenade au milieu des échoppes, la radio nationale ne cesse de répéter que le président va s’adresser à ses sujets dans quelques instants. Trouvé refuge dans un café derrière la mosquée des Omeyyades, à l’abri de l’air glacé du dehors. Le message arrive enfin : long discours en arabe classique écouté religieusement. Le discours terminé, à peine ébranlé par cette lettre d’Hafez el Assad à Saddam Hussein, les hommes reprennent leur conversation.
C’est plus tard, en soirée, que la teneur de ce message nous sera révélée. Magistrale leçon de dialectique : à peine deux heures avant sa rencontre avec James Baker, Hafez el Assad demande au président irakien d’oublier les querelles anciennes, parle de pays ami et dit qu’il ne se trompe pas, Israël est bien l’ennemi du peuple arabe.
Damas, le 13 Janvier
Maïla venait de disparaître. Une Canadienne de Toronto avec qui nous avions sympathisé durant la nuit, calme et souriante, la soixantaine, m’attendait. J’avais en main quelques uns de ses sacs. D’origine syrienne, elle venait de passer quelques mois chez des parents dans le nord-est, en pays kurde. Un membre du personnel venait lui proposer une place plus confortable en première classe.
Une fois dans l’avion, accaparé par une voisine libanaise, j’oubliais cette femme. Juste avant le décollage je prenais mes derniers clichés syriens à travers le hublot, et pendant le reste du vol, je découvrais à travers le regard vide et le visage si triste de ma voisine, un tragique portrait du Liban : ce frère tué en 76, cette maison disparue sous les décombres, ces mois passés à vivre dans une cave et ce père qui vient de mourir… Cette femme incarnait l’obsession du héros d’un film que j’avais réalisé dix ans plus tôt, mon personnage était traumatisé par la perte de son sourire et d’une jeunesse gâchée. Esquissant elle même un pâle sourire, elle me présentait son propre portrait, celui d’une gracieuse jeune fille de vingt ans, alors que j’avais devant moi une femme de trente cinq ans perdant ses cheveux, le visage rongé par l’acné.